Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jour après jour, semaine après semaine, des articles dans lesquels prenant vivement à partie les meneurs du mouvement, il dénonçait les risques que l’on faisait courir à l’épargne publique, le peu de garanties qu’offraient ces compagnies improvisées, l’agiotage des actions, l’effondrement prochain de plans mal conçus et mal étudiés. Le Times y perdit une source éphémère de revenus, mais y gagna, avec une clientèle considérable de lecteurs et d’abonnés, l’estime et la considération publiques.

Par une anomalie assez singulière, et qui est un des traits caractéristiques du temps, plus l’influence du journal grandissait, plus on se perdait en conjectures sur ses rédacteurs. Non-seulement aucun des articles du Times ne portait de signature, mais ses collaborateurs réguliers et son directeur même étaient inconnus du public. On savait que les Walter possédaient le journal ; y écrivaient-ils ? on l’ignorait. Les rédacteurs dont les articles avaient le plus de retentissement dissimulaient soigneusement leur personnalité. Parfois on croyait reconnaître la plume autorisée, alerte ou mordante de tel ou tel écrivain en renom, le style clair et précis d’un homme d’état éminent, mais tous, invariablement, se tenaient pour autorisés à désavouer une collaboration dont ailleurs on se serait fait honneur. Carlyle en cite un curieux exemple dans sa Vie de Sterling. En 1835, sir Robert Peel, quittant le ministère, adressait une lettre de remerciemens au directeur du Times. Ce journal avait soutenu son administration et prêté, en diverses circonstances critiques, le concours de son influence. Sir Robert Peel ne connaissait ni de vue, ni même de nom le directeur de ce grand journal. Il adressa donc sa lettre « au directeur du Times. » Edward Sterling, qui occupait alors cette importante position, accusa réception de sa lettre au premier ministre, mais sans livrer son nom, et signa sa réponse : le directeur du Times.

Cet anonymat si soigneusement gardé cessa à partir du jour où M. Delane prit, en 1841, la direction du journal. Des personnalités diverses qui occupèrent successivement le fauteuil directorial du Times, M. Delane fut le premier qui, par une éducation toute spéciale, se prépara à cette carrière difficile. Entré jeune dans les bureaux du journal, il y acquit les premières notions pratiques, puis s’en fut, à l’université, compléter, aux frais, dit-on, des Walter, son instruction générale, en vue uniquement de la profession à laquelle il se consacrait. A vingt et un ans, il était sous-directeur ; quelques années plus tard, rédacteur en chef.

Ce rédacteur en chef ne rédigeait rien. Jamais il n’écrivit un article pour le Times ; c’était l’affaire de ses collaborateurs. Cette abstention systématique et voulue lui permettait de se vouer tout