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« convoi de pose, » animant sa petite armée de travailleurs, prévoyant tout, suffisant à tout par son industrie inventive et sa patiente ténacité. Il a réussi ! Le chemin de fer, commencé au mois de mai 1885, est livré aujourd’hui. Il part des bords de la Caspienne, il va rejoindre les montagnes de la Perse, qu’il côtoie, non loin du tombeau du kalife Haroun-al-Rachid ; il touche à Merv, la vieille ville où Gengis-Khan massacra 700,000 habitans. Puis il se redresse, va passer l’Amou-Daria, le vieil Oxus où s’est baigné Alexandre, et court sur Samarcande. De là, il se reliera sans doute avec Tachkent ; et de Merv, il ira jusqu’à Sarakhs, qui commande Hérat. De sorte que, par ses chemins de fer comme par ses armes, la Russie se trouve portée au cœur de l’Asie, en face de l’Angleterre maîtresse des Indes.

Quelles seront maintenant les conséquences de cette œuvre nouvelle ? Qu’en résultera-t-il particulièrement pour les rapports de l’Angleterre et de la Russie, à peine séparées désormais par l’Afghanistan, qui reste comme un champ toujours disputé entre les deux puissances ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que la question s’agite à Saint-Pétersbourg et à Londres ; elle naît de la force des choses, de la marche incessante, irrésistible de la Russie et de la vague inquiétude dont l’Angleterre se sent parfois saisie en se croyant menacée dans son empire oriental. Il y a eu, il est vrai, depuis nombre d’années, bien des communications de cabinet à cabinet, des explications et des négociations. Il y a eu même un moment, du temps de lord Beaconsfield, une tentative pour établir ce qu’on appelait une « frontière scientifique » entre les deux empires ; et, depuis, il y a eu encore une commission nommée par les gouvernemens pour tracer une délimitation plus fixe. Le problème ne reste pas moins toujours le même. Les deux puissances placées face à face par la force des événemens se heurteront-elles dans ces contrées lointaines pour vider par les armes une querelle devenue inévitable ? Le problème sera-t-il au contraire résolu plus pacifiquement ? Finira-t-on par sentir, à Londres et à Saint-Pétersbourg, le besoin de se rapprocher, de s’entendre, fût-ce aux dépens de l’Afghanistan, exposé à payer tôt ou tard les frais de la guerre ou d’une réconciliation ? C’est là toujours la question. Ce qui n’est point douteux, c’est l’importance de ce chemin de fer de Samarcande, fait probablement pour servir les desseins militaires d’un grand empire, destiné peut-être aussi, par surcroît, à ramener quelque apparence de civilisation nouvelle dans ces contrées, depuis longtemps délaissées par les civilisations anciennes.


CH. DE MAZADE.