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suivies de retraites momentanées, et ce n’est qu’après un premier échec que le bouillant Skobelef, il y a sept ou huit ans, emportait par le fer et le feu cette citadelle de Geok-Tépé, où 40,000 Tourkmènes se défendaient jusqu’à la mort. A travers tous les obstacles, la Russie n’a pas moins poursuivi ses desseins, procédant tantôt par la force, tantôt par la ruse, tenant des immensités de pays par ses postes militaires, enrôlant les chefs domptés à son service, exerçant sur ces populations barbares une puissance singulière d’attraction et d’assimilation. Elle a marché sans s’arrêter, sous la surveillance jalouse, ombrageuse et impuissante de l’Angleterre, qu’elle a souvent amusée ou abusée par ses explications vaines, à chaque territoire conquis, à chaque étape nouvelle qui la rapprochait de l’empire indien. C’est ainsi qu’elle est arrivée en quelques années à étendre sa domination de toutes parts, à établir sa prépondérance sur la mer Caspienne, à prendre successivement Tachkent et Samarcande, puis les khanats de Khiva et de Bokhara. Peu après la chute de Geok-Tépé où a expiré la résistance tourkmène, elle n’a pas tardé à enlever d’un coup de main l’oasis et la ville de Merv, à aller jusqu’à Sarakhs, d’où elle domine Hérat, qui est la clé de la porte de l’Inde. Aujourd’hui elle est partout. Elle contourne la Perse, l’Afghanistan, qui, seul, la sépare de l’Inde anglaise ; elle touche à la Chine, au Pamir, que les Orientaux appellent le « toit du monde. » Elle règne dans l’Asie centrale, sur le Syr-Daria et l’Amou-Daria comme sur la Caspienne.

C’est à travers ces régions qu’a été tracé ce chemin de fer qui a été récemment inauguré, qui met, pour ainsi dire, le sceau à la conquête, par une victoire de l’industrie moderne ; et celui qui a été chargé de cette œuvre, le général Annenkof, a eu certes à triompher d’étranges difficultés : il n’a pu peut-être les vaincre que dans un pays comme la Russie, où il a toujours eu sous la main deux bataillons mis à sa disposition avec les indigènes attirés par un gain inespéré. Il y avait, il est vrai, depuis l’expédition de Geok-Tépé, qui a décidé de la pacification de ces contrées, une tête de ligne de quelque 200 kilomètres, allant des bords de la Caspienne à Kizil-Arvad. Au-delà, sur un parcours de plus de 1,200 kilomètres, tout était à faire, tout était à conquérir. Faire arriver un matériel immense de Russie par le Volga et la mer Caspienne, s’engager dans des déserts avec un attirail complet, même avec des approvisionnemens d’eau, établir une voie sur des sables mouvans, s’avancer jour par jour en posant les rails sur la portion de voie mise à point, construire des ponts, passer un fleuve d’une largeur de 4 kilomètres, c’est l’espèce de miracle qu’il y avait à réaliser. C’est l’œuvre étonnante que le général Annenkof a su accomplir par son énergie et son habileté hardie en moins de trois ans, présidant lui-même à tous les travaux, suivant le plus souvent de sa personne son