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un chapitre de plus dans l’histoire des papiers secrets, qui, de temps à autre, courent le monde. D’où vient-il, ce document mystérieux qui est censé exprimer la pensée la plus intime de la diplomatie allemande et de M. de Bismarck ? Est-il réellement authentique ? On pourrait dire que, s’il ne l’est pas dans la forme, dans certaines nuances de langage, il peut l’être dans le fond. Il n’y a dans cet exposé rien d’invraisemblable, parce qu’il n’y a rien de nouveau, rien qui ne soit conforme aux opinions avouées, professées tout haut par le chancelier dans toutes les circonstances où il a eu à s’expliquer sur sa politique, sur les relations de l’Allemagne et de la Russie. L’opposition de M. de Bismarck au mariage de la princesse Victoria avec le prince Alexandre de Battenberg. et la crise intime dont le mariage a été l’occasion à Charlottenbourg ne sont point un mystère. Les raisons de cette opposition ne sont point non plus une énigme : elles tiennent à tout un ordre de considérations et de calculs familiers à la diplomatie de Berlin. L’unique préoccupation du chancelier est de paraître se désintéresser des affaires de Bulgarie, de ne rien faire qui puisse créer quelque conflit sérieux et irréparable entre les deux cours de Berlin et de Pétersbourg, d’apaiser, de rassurer à tout prix la Russie, de garder au moins avec elle les apparences de l’intimité, ce qu’il appelle les « sympathies officielles. » Il resterait à savoir s’il pourra jouer indéfiniment le jeu qui consiste à laisser la Russie libre dans les Balkans, à paraître même l’encourager, sans s’aliéner ou sans refroidir l’Autriche, s’il réussira à rester le médiateur universel qu’il veut être, en se servant de la neutralité de la Russie pour maintenir ce qu’il continue à appeler la « ligue pacifique des puissances centrales de l’Europe. » Le jeu est savant et compliqué. Il est peut-être avoué un peu plus crûment dans le rapport ; il n’avait rien d’inconnu avant ce rapport authentique ou apocryphe.

Au fond, ce document contesté n’éclaire d’un jour nouveau ni la politique allemande ni la situation générale de l’Europe, et la visite de Guillaume II à Péterhof, qui rentre visiblement dans les calculs ordinaires de M. de Bismarck, n’a pas sans doute changé d’une manière sensible ce qui existait. Elle a pu, si l’on veut, dissiper momentanément quelques nuages, créer entre les souverains des relations plus cordiales par l’échange de témoignages de courtoisie ; selon toutes les apparences, elle n’a rien réglé, rien résolu, parce qu’elle ne peut pas faire que la Russie ait les mêmes intérêts que l’Allemagne, que les questions qui divisent les cabinets aient cessé d’exister par enchantement. Y aura-t-il, ainsi qu’on l’a dit un peu à la légère, quelque congrès pour en finir avec les affaires de Bulgarie ? Ce serait probablement assez vain. Un congrès nouveau ne serait pas plus heureux que le congrès de Berlin. Ses décisions seraient forcément dénuées de sanction, et la difficulté serait toujours de trouver au mode d’exécution