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aussi. Il finit par grincer à des hauteurs périlleuses, où les sonorités perdent tout moelleux, s’amincissent jusqu’à la maigreur et à l’aigreur.

Mais l’une des merveilles de la messe, celle qui la termine pour les profanes encore rebelles comme nous aux beautés du Dona nobis pacum, c’est l’Agnus Dei. Ici Beethoven a développé avec largeur l’idée, le sentiment plutôt du mot : miserere, seulement indiqué dans le Gloria. Ici des pages entières appartiennent à ce grand mot douloureux. Bassons et cors esquissent une lugubre ritournelle ; puis la voix de la basse exhale la première une plainte désolée. Le contralto la reprend, puis le ténor, chacun dans une tonalité différente ; le chant de la femme est le plus déchirant, le plus éperdu. L’orchestre l’enveloppe de grands remous sonores, et la foule supplie tout bas, courbant la tête sous les appels désespérés du soprano. Et cette immense douleur demeure toujours noble et flore, sans colère ni haine ; c’est la douleur de la sonate en ut dièze, la seule que Beethoven ait jamais connue.

Comme cet homme a souffert ! comme il a compris la souffrance de l’humanité ! comme il s’en est chargé pour la porter à Dieu ! La messe en est une œuvre de douleur et de pitié plus encore qu’une œuvre de foi. Le Kyrie, l’Agnus du Gloria, le Crucifixus, le grand Agnus Dei, le dernier Agnus du Dona nobis pacem, autant de cris de misère, autant d’appels à la miséricorde. C’est surtout par cette grande idée de la souffrance, idée fondamentale du christianisme, que la messe est profondément religieuse.

Et maintenant est-elle d’un chrétien au sens strictement orthodoxe ? On sait que non. Beethoven était surtout déiste. Il avait écrit de sa main et gardait toujours près de lui certaines maximes plutôt philosophiques que chrétiennes. Mais qu’importe ? Il n’est pas nécessaire que l’artiste éprouve un état d’âme pour le rendre ; il peut comprendre sans ressentir. L’orthodoxie de la messe, sinon de l’auteur, est du moins hors de cause. Le Credo, par exemple, est assuré comme celui qui sortirait des lèvres d’un confesseur ou d’un martyr. Quant au dogme du Christ et de la Rédemption, le début seul du Benedictus, cette mélodie tendre et compatissante, attesterait chez Beethoven la croyance que jadis quelqu’un vint au nom du Seigneur, et que celui-là promit la fin de toute peine. Dans la pensée du maître, celui-là, qui était-il ? Un homme, le plus grand de tous, ou un Dieu ? Beethoven aurait peut-être dit avec Carlyle, parlant de Jésus : « Le plus grand de tous les héros, c’en est Un, que nous ne nommerons pas. Qu’un silence sacré médite cette matière sacrée. »


CAMILLE BELLAIGUE.