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combinés, que s’enferme l’esprit d’invention ; il choisit dans la foule ceux dont il veut faire une élite. En disant que l’état manque essentiellement de la faculté d’invention et de l’aptitude à l’application prompte des découvertes, nous n’avons pas l’intention de le dénigrer, de l’offrir en pâture aux sarcasmes. Nous constatons simplement sa nature, qui a des mérites différens, opposés. Au point de vue social aussi, l’état ne sait rien découvrir : ni la lettre de change, ni le billet à ordre, ni le chèque, ni les opérations multipliées des banques, ni le clearing home, ni les assurances, ni les caisses d’épargne, ni ces divers modes ingénieux de salaire que l’on appelle participation aux bénéfices, ni les sociétés coopératives, ne sortent de la pensée ou de l’action de l’état ; toutes ces combinaisons ingénieuses surgissent du milieu social libre.

Qu’est donc l’état ? Ce n’est pas un organe créateur, loin de là. C’est un organe critique, un organe de généralisation, de réglementation, de coordination, de vulgarisation. C’est surtout un organe de conservation. L’état est un copiste, un amplificateur ; dans ses copies et ses adaptations des entreprises privées, il a bien des chances de commettre quelques erreurs, ou de multiplier à l’infini celles qui se trouvaient dans l’original dont il s’éprend. Il intervient après les découvertes, après les progrès, bien longtemps après, et il peut alors leur prêter un certain concours. Mais il peut aussi les étouffer : dans l’intervention de l’état, qui peut être parfois bienfaisante, il y a toujours à craindre cet élément capricieux, brutal, accapareur, ce quia nominor leo. Il possède, en effet, un double pouvoir, qui est une terrible force, la contrainte légale et la contrainte fiscale. De ce que l’état est ainsi absolument destitué de la faculté d’invention, de ce qu’il possède seulement, dans des mesures très variables, l’esprit d’assimilation et de coordination, il résulte que l’état ne peut être le premier agent, la cause principale du progrès dans la société humaine ; il ne saurait jouer le rôle que d’un auxiliaire, un agent de propagation, qui risque, toutefois, par une présomption maladroite, de se transformer en agent de perturbation. Il descend ainsi du trône où on voulait l’élever. Il en résulte encore que l’état n’est pas la plus haute personnalité, ainsi que le prétend M. de Stein ; c’est la plus vaste personnalité, non la plus haute, puisque le plus merveilleux attribut de l’homme, l’invention, lui fait défaut. Avant d’entrer dans le détail des tâches dont s’occupe la trinité de l’état, — pouvoir central, pouvoir provincial, pouvoir communal, — il nous a semblé utile de réfuter ces erreurs et de poser ces principes. La mission de l’état en deviendra plus claire.


PAUL LEROY-BEAULIEU