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justifiant leur existence et leurs traitemens par des travaux, des règlemens redondans et surabondans. Les peuples civilisés ne s’en tiennent pas, en effet, à l’honnête naïveté des barbares. On me contait récemment à Tunis que, avant notre occupation, le bey, sur la recommandation du consul français, avait engagé un ou deux de nos ingénieurs : seulement il ne leur faisait rien faire, se contentant, ce qui était une grande marque d’estime, de leur payer régulièrement leurs émolumens. Un jour, l’ingénieur en chef, vexé de n’avoir aucune besogne, va trouver le premier ministre et demande qu’on l’emploie sérieusement : « Tu touches ton traitement, de quoi te plains-tu ? » lui répond l’autre. Cette réplique n’était peut-être pas une sottise ; combien gagneraient les nations modernes si, à beaucoup de toutes ces couches sans cesse nouvelles de fonctionnaires, on se contentait de payer des traitemens sans leur demander aucun labeur !

Cette universelle tendance, dans notre Europe inquiète, à l’extension constante des attributions de L’état, peut être appréciée et jugée à bien des points de vue. Il ne faut pas une rare perspicacité pour se préoccuper de son effet immédiat et pratique sur les finances publiques, où elle ne laisse plus subsister aucune clarté, aucune méthode, dont elle compromet même la probité, dont elle fait pour le peuple un instrument d’oppression, une cause de gêne profonde et croissante. Il faut déjà jouir d’un peu plus de pénétration pour en démêler les conséquences politiques, en partie prochaines, en partie différées et lointaines. On commence à discerner l’inévitable influence de l’extension des attributions de l’état sur le gouvernement représentatif et sur les libertés publiques ; l’expérience est en train de démontrer que la complète liberté politique ne peut se maintenir que chez un peuple où le rôle de l’état n’est pas démesurément étendu, et où une faible partie seulement de la nation est engagée dans les liens rigides du fonctionnarisme. Cette tendance peut être appréciée enfin, — et c’est la question lui plus grave, — au point de vue de la vitalité et de l’énergie nationales, du développement des forces tant individuelles que collectives, du maintien ou de l’amélioration des conditions qui rendent le progrès social facile et sûr.

Avant de nous livrer à cette étude, il convient de dissiper certains préjuges au sujet de l’état et de rechercher brièvement quelle est l’essence, quelle est l’origine, quelles sont les capacités ou les faiblesses de cet être mystérieux dont tant de prétendus sages prononcent le nom avec adoration, que tous. Les hommes invoquent, que tous se disputent, et qui semble être le seul dieu auquel le monde moderne veuille garder respect et confiance.