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s’accommodent fort bien du manque de précision. Un seul homme à peu près chez nos voisins est resté ferme dans la défense des libertés individuelles et de l’initiative privée, homme d’une érudition sans exemple et d’une incomparable netteté, Roscher, dont les universités allemandes célèbrent ces jours-ci le doctorat cinquantenaire. Mais c’est un vétéran que l’on honore et dont on oublie les leçons. Comment s’étonner que l’Allemagne soit devenue la terre classique du socialisme quand ses savans entretiennent et propagent avec une si infatigable vigilance le culte de l’état a la tâche infinie, Aufgabe begrifjlich unendlich ?

Les idées enfantent les faits. De toutes parts, en Europe, les parlemens, les conseils provinciaux, les municipalités se sont pénétrés, tantôt avec réflexion, plus souvent avec inconscience, de la doctrine que nous venons d’exposer. Les pouvoirs publics, à tous degrés, doivent être les grands directeurs et promoteurs de la civilisation. Un préfet, imbu de philosophie, avec lequel je conférais il y a quelques années, me disait des habitans d’une ville révolutionnaire du Midi : « Ils sont propulsifs. » Ce mot de « propulsifs, » il le prononçait avec onction et révérence. Il convient maintenant, aux yeux des sages du jour et aux yeux de la foule, que l’état soit « propulsif. » Il ne suffit pas qu’il soit le gouvernail ; on veut encore qu’il devienne l’hélice. Il s’y efforce, sous sa triple manifestation de pouvoir central, de pouvoir provincial et de pouvoir municipal. Nos budgets, tous nos budgets, ceux des communes et des provinces ou départemens, comme ceux de l’état, en portent la trace.

Pendant que, dans l’ordre des idées, un grand nombre d’écrivains abandonnaient l’ancienne conception de l’état réduit à des attributions simples et peu nombreuses, tous les pays de l’Europe, aussi bien la Grande-Bretagne que les nations du continent, se mettaient à faire ingérer l’état dans une foule de tâches et de services dont jusque-là il s’était abstenu. C’est depuis quinze ans surtout que cette impulsion a été donnée à la machine politico-administrative. On peut dire qu’elle n’a été contenue que par les limites financières.

Partout le développement inconsidéré des attributions de l’état, dans sa trinité de pouvoir central, pouvoir provincial et pouvoir municipal, a été, au même degré que les arméniens militaires, la cause de la gêne des finances et de l’écrasement économique des peuples européens ; d’autre part, la gêne des finances a été le seul obstacle à une extension ultérieure des attributions de l’état. N’était que tous les services publics dont l’état se charge exigent une dotation pécuniaire, et que les finances d’un pays ne sont pas indéfiniment extensibles, on verrait la plupart des états du continent empiéter beaucoup plus encore qu’ils ne le font sur le domaine