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ont surgi pour détailler à l’infini cette pensée présomptueuse. On la retrouve, il est vrai, plutôt à l’étranger qu’en France. En Belgique, un écrivain incisif, M. Emile de Laveleye, quoique avec certaines réserves encore, se prononce nettement en faveur d’une considérable extension des attributions de l’état. Il ne se contente pas de dire, ce que les économistes anarchistes seraient les seuls à contester, que l’état n’est pas uniquement un organe de conservation, une garantie d’ordre, qu’il est aussi un instrument nécessaire du progrès. Il lui donne pour mission de « faire régner la justice ; » mais faire régner la justice ne signifie pas, dans le sens de l’école nouvelle, faire respecter les conventions ; c’est poursuivre la réalisation d’un certain idéal, c’est modifier les conventions pour atteindre cet idéal particulier que conçoit l’état ou le groupe de personnes au pouvoir qui représentent momentanément l’état.

En Angleterre, le principal penseur, le plus indépendant, celui qui voit le plus les choses dans leur ensemble et sous leurs multiples aspects, Herbert Spencer, reste plus que jamais l’adversaire de l’état intrusif ; et avec cette vaillance d’expression qui le caractérise, il écrit que la machine officielle est lente, bête, prodigue, corrompue[1]. Non content de l’affirmer, il accumule les exemples pour le démontrer. Mais déjà quelques hommes appartenant en principe à la même direction générale d’idées, Huxley notamment, inclinent vers un grand rôle réformateur confié à l’état.

C’est surtout en Allemagne que la doctrine nouvelle se répand. On s’y trouve en pleine idolâtrie de l’état. Bien des causes y concourent : de vieilles traditions historiques ; une tendance naturelle à la philosophie allemande ; le désir chez les économistes d’innover sans grands frais d’imagination et de former une école nationale en opposition à l’école anglaise et à l’école française ; enfin le prestige des triomphes de la monarchie prussienne, la plus étonnante machine administrative qui ait jamais existé. Aussi dans quelle sorte d’extase tombent les écrivains allemands quand il s’agit de l’état ! ce sont plutôt des cris d’admiration et d’adoration qui leur échappent que des raisonnemens ou des définitions. M. Lorenz von Stein écrit que « l’état est la communauté des hommes élevée à une personnalité autonome et agissant par elle-même. L’état est la plus haute forme de la personnalité… La tâche de l’état est idéalement indéfinie[2]… » M. Lorenz von Stein est viennois ; on

  1. Essais de politique, page 28 à 36.
  2. « Der Staat ist die zur selbstttändigen und selbstthâtigen Persönlichleit erhobene Gemeinschaft der Menschen… Wir erkennen den Staat als die höchste Form der Persönlichkeit an… Fïr diese Forderung (des Staats) giebt es an sich keine Grenze, und die durch sie gesetzte Aufgabe des Staats ut daher eine begrifflich mendliche. » Lorenz von Stein, Lehrbuch der Finanzwissenschaft, 2e édition, pages 2 et 6.