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l’individu comme le principal, sinon l’unique moteur, du progrès social. L’état leur apparaissait comme un simple appareil de conservation et de coordination. Plus tard, dans l’Europe occidentale du moins, les disciples, comme toujours, exagérèrent la pensée des maîtres. Certains en vinrent à tenir un langage ridicule et niais. Quelques-uns représentèrent l’état comme un « mal nécessaire ; » on vit surgir une formule nouvelle, anonyme, croyons-nous, celle de « l’état-ulcère. » Quoique les noms de Jean-Baptiste Say, Dunoyer, Bastiat, protégeassent encore la doctrine du XVIIIe siècle, les exagérations que nous venons de dire lui nuisaient. Quelques hommes commencèrent à s’élever contre l’abstention systématique qu’elle recommandait aux pouvoirs publics : on lui donna un nom fâcheux, celui de « nihilisme gouvernemental. » Il se trouva, cependant, des économistes, Joseph Garnier, par exemple, qui accentuèrent encore davantage leur défiance à l’endroit de l’état, et qui, même en matière de monnaie, lui contestaient un rôle actif.

Il se produisait, à ce moment, dans la société, quelques phénomènes qui tendaient à accroître l’action de l’état. La grande industrie, qui se constituait avec d’énormes agglomérations d’ouvriers, les chemins de fer qui s’ébauchaient, ne pouvaient laisser l’état complètement indifférent. Il avait un certain rôle à jouer en présence de ces forces nouvelles : il fallait qu’il les aidât ou qu’il les surveillât, ne fût-ce que dans une très petite mesure : par la nature même des choses, l’abstention absolue était interdite ; l’établissement de voies ferrées rendait indispensable le recours à l’expropriation pour cause d’utilité publique : il se rencontre encore, on doit le dire, quelques adversaires de ce genre d’expropriation, comme de toute autre, M. de Molinari, par exemple ; mais leur opposition peut passer pour une simple curiosité doctrinale. Ces vastes usines qui se constituaient, on ne pouvait y laisser les enfans de sept ou huit ans travailler douze, treize ou quatorze heures par jour. Certaines de ces fabriques soulevaient, en outre, au point de vue de la salubrité ou de la sécurité publiques, des questions qui rendaient de nouveaux règlemens nécessaires. Ainsi cette force nouvelle, la vapeur, qui allait tant développer l’esprit d’entreprise de l’homme, forçait l’état à sortir lui-même de l’abstention qu’il gardait, depuis un demi-siècle, dans les questions industrielles.

En même temps, le progrès moral et intellectuel des ouvriers manuels et des classes les moins fortunées commençait à occuper les législateurs. Le régime parlementaire, l’extension de la presse, le suffrage de plus en plus étendu, puis, vers le milieu de ce siècle, le vote universel, donnèrent des organes sonores et puissans aux doléances des humbles. Il apparut à tous ceux qui souffraient de la dureté de la vie que les pouvoirs publics, sous la forme