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individuelle, mère de tous ces progrès, a fait son temps ; qu’il faut constituer un grand organe central, qui, à lui seul, absorbe et dirige tout ; qu’une énorme roue motrice, substituée à des milliers de petits rouages inégaux et indépendans, produira des effets infiniment plus puissans et plus rapides ; qu’ainsi la richesse de l’humanité sera décuplée et que la justice régnera enfin sur cette terre. Toutes ces promesses nous laissent sceptique. Nous nous rappelons ces fils de famille frivoles et présomptueux qui, ayant hérité d’une fortune laborieusement et patiemment acquise, méprisent les vertus modestes qui l’ont édifiée, et courent, pour l’accroître davantage, par des voies plus rapides, les aventures. Nous savons qu’il suffît de quelques instans d’imprudence pour compromettre ou pour détruire une richesse que des années ou des siècles ont eu de la peine à édifier. Nous nous demandons si les nations contemporaines, avec l’insolent dédain qu’on leur veut inspirer pour les sociétés libres et l’initiative personnelle, avec la conception confuse qu’on leur enseigne du rôle de l’état, ne courent pas, elles aussi, une dangereuse aventure. L’examen des faits, aussi bien que l’analyse des idées, va nous permettre d’en juger.


I

La doctrine qui prévalait, parmi les penseurs et les hommes publics, dans la seconde partie du siècle dernier et pendant la première de celui-ci, était peu favorable à l’extension des attributions de l’état. Le XVIIIe siècle nous avait légué différentes formules célèbres sur lesquelles ont vécu deux ou trois générations : « Ne pas trop gouverner, » disait d’Argenson ; « laisser faire et laisser passer, » écrivait Gournay ; « propriété, sûreté, liberté, voilà tout l’ordre social, » pensait Mercier de La Rivière ; et le sémillant abbé Galiani accentuait davantage : « Il mondo va da se, le monde va tout seul. » La révolution française, malgré ses brutalités, ses emportemens, l’action bruyante et sanglante de l’état, ne fut pas en principe contraire à ces idées. Si elle s’y montra parfois infidèle, comme dans les lois sur le maximum, c’étaient des dérogations pratiques qu’on pouvait attribuer aux circonstances. La propriété privée absolue, la liberté individuelle, civile ou industrielle, illimitée, faisaient partie de ses fameux Droits de l’homme. Elle était si jalouse de l’indépendance de l’individu que, par crainte de la voir compromise, elle voulut supprimer tous les corps intermédiaires et on empêcher à jamais la reconstitution. En cela elle allait contre son idéal : elle diminuait la personne humaine qu’elle prétendait fortifier. En Allemagne régnait alors en général la même doctrine : le philosophe Kant, surtout ce fin politique Guillaume de Humboldt, concevaient