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si l’on ne faisait dater, avec Boileau, la poésie que de Malherbe, en oubliant ce qu’il a dû lui aussi, tout en les maltraitant, autre et rusé Normand qu’il était, à Bertaut, à Desportes, à Ronsard. Avant Corneille, s’il est donc vrai que personne n’avait écrit le Cid ou Polyeucte, l’Illusion comique ou la Place Royale, c’était manque de le pouvoir, non pas du tout de le vouloir, ni même de savoir où, dans quelle direction, la scène française irait chercher ses inspirations, ses modèles et ses guides. Mais dans la tragédie de Corneille, il n’y a rien de plus que dans la tragédie de ses contemporains, si ce n’est Corneille, et son génie, qu’encore nous avons vu qu’il n’a pas conservé jusqu’au bout. Et, après Corneille, il n’est pas vrai non plus de dire, avec son neveu Fontenelle, que Racine l’ait eu pour « se guider. » Car d’abord, — on le sait, — il ne dépendit pas des admirateurs d’Othon et d’Attila de désespérer l’auteur d’Andromaque et de Britannicus, et si Racine a peut-être continué Corneille, c’est en le remplaçant, non pas du tout en le suivant. Dira-t-on pas aussi que l’auteur de Cromwell a eu pour « se guider » peut-être, les exemples de La Harpe et de Népomucène Lemercier ?

Mais ce qui fait la vraie « grandeur » de Corneille, c’est avant tout la « grandeur » de son style, c’en est l’air à la fois de facilité, de force, et de solidité. Dans la perversion ou dans la corruption de toutes ses autres qualités, ce que ce robuste vieillard a gardé jusqu’à la fin, c’est le don d’écrire et de penser en vers ; et, — il avait raison de le croire, — pour la justesse et la fermeté de la langue, pour la plénitude et l’harmonie un peu rude, ou plutôt un peu archaïque du vers, pour l’ampleur et la majesté de la période, son Sertorius, son Othon, son Attila, ne sont pas indignes d’Horace ou de Cinna. Sans doute, il y est quelquefois obscur, et plus souvent encore emphatique et précieux ; mais, dans la préciosité même et dans l’emphase, par une rencontre presque unique, il a le secret d’être naturel ; et son « galimatias, » là même où il est inintelligible, est encore d’un grand écrivain. Peu d’épithètes à la rime, peu de chevilles, peu de métaphores et peu de périphrases ; une extraordinaire fécondité d’invention verbale, tous les mots de la langue également dociles à l’appel de l’idée, nulle trace d’effort ; partout le discours le plus direct et le plus agissant, le plus rapide et le plus nerveux, je ne sais quoi de simple et de hardi : c’est l’idéal du style dramatique peut-être ; et, assurément, l’un des modèles qu’il y ait en notre langue de la perfection de l’art d’écrire en vers. Car, dans les vers de Racine, que l’on peut préférer d’ailleurs, on sent l’art, et un peu l’étude, quelquefois même l’apprêt, ce qui s’explique lorsqu’on se rappelle qu’il arrêtait d’abord en prose les plans de ses tragédies, dont alors il reliait les masses par ces oppositions, cette