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(1659) ; il y en a deux dans Sophonisbe (1663) ; il y en a trois dans Othon (1664) ; il y en a quatre dans Attila (1666), puisque Attila lui-même en mène deux à lui seul ; — et je crois qu’en comptant bien on y en découvrirait peut-être une cinquième. De telle sorte que les passions de l’amour, en envahissant décidément le drame de Corneille, n’y opèrent pas du tout leur effet accoutumé, qui est premièrement de simplifier l’intrigue, et, en second lieu, de « l’humaniser, » si je puis ainsi dire, en l’approchant d’une imitation plus fidèle de la vie. C’est du moins l’effet qu’on voit qu’elles ont produit dans la tragédie de Racine, dans la comédie de Molière, dans le drame même de Voltaire. Mais, tout au contraire, elles en éloignent Corneille ; et, de toutes les passions, les plus universelles, conséquemment les plus communes, le rengagent, lui, dans sa recherche du compliqué, de l’extraordinaire, et de l’invraisemblable.

Grâce à cette manière d’entendre et de traiter les passions de l’amour, le romanesque rentre dans le drame, et, l’un après l’autre, tous les avantages qu’elle avait tirés de son commerce ou de son alliance avec l’histoire, la tragédie les perd. On ne distingue plus le vrai d’avec le faux, les « inventions » de Corneille d’avec les données de l’histoire. La curiosité, qui s’était un moment attachée au développement des caractères, s’en détourne et se reprend de plus belle aux péripéties de l’intrigue. Le Sertorius de Plutarque ou l’Othon de Tacite se transforment aux mains du poète. Et c’est un point sur lequel il faut bien que j’insiste, puisque l’on a pu jadis écrire, sur le Grand Corneille historien, tout un gros livre où je vois que les commentateurs continuent toujours de puiser. Non-seulement Corneille n’a rien eu de l’historien, au sens où nous entendons aujourd’hui le mot, ni le souci de l’exactitude, ni le respect de la vérité, ni le sentiment de la distinction des lieux ou des époques ; mais en consentant qu’il en ait jamais eu quelque chose, ce n’est nulle part moins que dans son Sertorius, que dans son Othon, que dans son Attila. Et certes, ce sont de médiocres romans d’amour ou de galanterie, mais ce ne sont pas pour cela de meilleurs tableaux d’histoire.

On sait sans doute ce que l’on veut dire quand on parle de « couleur locale ; » et, lorsque, par exemple, on loue Corneille de nous l’avoir fidèlement rendue, dans son Héraclius ou dans son Nicomède, on a, je pense, des données très certaines sur « l’âme bithynienne » d’il y a quelque mille ans, ou sur « l’état d’esprit » d’un empereur de Constantinople. Il faut croire peut-être aussi que tous les empereurs d’Orient se ressemblent, et qu’il n’y a jamais eu qu’un type ou qu’une idée du Bithynien en soi. C’était du moins la pensée de Corneille quand, au contraire de Racine, dont il