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dans leurs calculs, ils se les approprient, ils se les assimilent, ils finissent toujours par les convertir en décisions libres de leur libre choix.

De là, de cette conception de la volonté triomphante, dans le théâtre de Corneille, de là ce dédain des passions de l’amour, comme étant, selon son mot, « trop chargées de faiblesse ; » et, de toutes les passions, celles dont les commencemens, la conduite et la fin échappent toujours ou presque toujours à l’empire de la volonté. De là, inversement, ce goût de la tragédie politique, parce qu’au contraire l’ambition n’est qu’une forme de la volonté, ou que, — comme ce « bonhomme, » s’il ne l’a point ce qui s’appelle vu, l’a du moins deviné, — ce n’est pas la passion, ni l’intelligence même, c’est la volonté qui gouverne le monde. De là ce mouvement dramatique, cette gradation des effets, cet « heureux assemblage » qu’il a lui-même défini dans l’Examen de l’une de ses pièces favorites. « La tragédie s’élève d’acte en acte : .. le second passe le premier, le troisième est au-dessus du second, et le dernier l’emporte sur tous les autres. » Car l’ambition est insatiable, et la volonté ne se fatigue pas, elle s’exalte au contraire elle-même de son propre exercice. De là encore cette tension des sentimens, tous et toujours portés à l’extrême, ou, pour ainsi parler, au maximum de leur puissance, parce qu’aucune considération, aucune crainte de leurs conséquences, n’en limite, n’en modère, n’en arrête jamais l’expansion. De là toujours cette éloquence ou cette pompe du langage, dont l’énergie déclamatoire égale ou surpasse au besoin celle même des sentimens. Et de là enfin ce caractère de grandeur ou de noblesse du théâtre de Corneille, si ses contemporains n’ont pas pu se tromper entièrement sur la nature ou sur la qualité de leur émotion, quand ils se sentaient, comme ils disaient, élever l’âme, au spectacle du Cid, d’Horace, de Cinna, de Polyeucte ou de Rodogune.

Telle est bien l’originalité des héros de Corneille : avant tout, avant d’être « vertueux, » ou « vicieux, » — et ne pourrait-on pas dire avant même d’exister, d’avoir une tête, un cœur, et des sens ? — ce sont des volontés qui s’exercent et qui se prouvent à elles-mêmes leur force, en en abusant. Jamais d’hésitation, ni jamais de repentir : quoi qu’ils aient fait


Ils le feraient encor, s’ils avaient à le faire ;


c’est le mot de Rodrigue à Chimène, c’est celui de Polyeucte à Félix ; et quoi qu’ils entreprennent,


Qu’on nomme crime ou non ce qui fait leurs débats,