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haute idée que Corneille. C’est par là, si je ne me trompe, par sa conception de la volonté, qu’il échappe au roman, dont le caractère des personnages est plutôt d’être « agis » que d’agir ; c’est par là qu’il rentre dans les conditions essentielles de son art, dont l’action est la première loi, pour ne pas dire la seule qui en mérite le nom ; et c’est par là enfin qu’il est Corneille, au lieu d’un Rotrou, d’un La Calprenède ou d’un Scudéri supérieur.

Ce qui caractérise, en effet, le théâtre de Corneille, ce n’est point du tout, comme on l’a tant dit, la lutte héroïque du devoir contre la passion, puisque, même en admettant que cette formule pût convenir à quelques-unes de ses pièces, il n’en est guère auxquelles elle conviendrait moins qu’au Cid, qu’à Horace, qu’à Cinna, qu’à Polyeucte. Sans doute, il a l’imagination noble, et généralement il préfère ce qui fait les héros à ce qui fait les monstres. Mais enfin, si Rodrigue accomplit son devoir en vengeant son père, et Chimène en poursuivant le supplice du meurtrier du sien, je ne vois pas qu’ils luttent bien héroïquement, ni l’un ni l’autre, contre eux-mêmes, puisqu’ils continuent de s’aimer, et de se le dire, quand leur « devoir » serait d’éteindre dans ce sang répandu jusqu’au souvenir de leur ancien amour. Et le jeune Horace, contre qui, contre quoi lutte-t-il ? à moins que ce ne soit contre Camille, et que son « devoir » ne consiste à suivre l’impulsion de sa brutalité. Ou bien encore, dans Cinna, quand une morale qui n’est plus de notre temps, qui n’était déjà plus du temps de Corneille, réussirait à faire de la belle Emilie « un ange de l’assassinat, « ce serait encore une question de savoir si le « devoir » d’Auguste est de punir ou de pardonner. Mais le vrai mobile des personnages de Corneille, mais la raison de leurs actes, secrète ou déclarée, des héroïques et des criminels, mais l’âme enfin, pour ainsi parler, de leur conduite entière, c’est le plaisir qu’ils éprouvent à faire parade ou étalage d’eux-mêmes, à se sentir les seuls maîtres de leurs résolutions, à ployer tyranniquement les événemens et les hommes sous la toute-puissance de leur volonté.


Je suis maître de moi, comme de l’univers,
Je le suis, Je veux l’être…


Ainsi s’écrie dans Cinna son Auguste, et avec lui tous les héros de Corneille, toutes ses héroïnes : Rodrigue et Horace, Polyeucte et Pauline, Marcelle et Théodore, César et Cornélie, Rodogune et Cléopâtre, Rodelinde et Grimoald, Œdipe, Sophonisbe, Othon, Sertorius, Attila. Toutes et tous, tout ce qu’ils font, ils le font parce qu’ils le veulent, ou ils le veulent dès qu’ils le font. Et jusqu’aux motifs extérieurs de leurs actes, ceux qui ne leur viennent pas d’eux, dont ils ne sont pas les auteurs, qui sont l’intervention du hasard