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guerre civile ni la guerre extérieure ; ils menaçaient la Hollande et le Hanovre, outrageaient la Pologne et l’Italie, s’aliénaient l’Autriche et la Prusse, et jetaient le gant au Danemark. La guerre et les émeutes ne les empêchaient pas de se livrer à d’interminables discussions scolastiques sur les droits fondamentaux de la constitution. Jamais, dans aucune assemblée, on ne fit un tel abus de la parole.

L’archiduc n’avait accepté son rôle qu’à contre-cœur ; il avait trop de sens pour ne pas comprendre l’inanité de sa tâche. Plus d’une fois il voulut s’esquiver et retourner dans les montagnes du Tyrol, mais il était une force morale pour l’Autriche, il était un gage pour ses partisans, il représentait une armée, et surtout il tenait la place que la Prusse convoitait. On refusa de le relever de sa faction. Le cabinet de Vienne lui envoya même un de ses agens les plus tenaces, le comte de Rechberg, moins pour l’assister de ses lumières que pour le retenir par les pans de son habit. M. de Rechberg épiait tous ses mouvemens ; le chien de berger le plus vigilant n’eût pas fait meilleure garde ; sa responsabilité lui causait des insomnies. Je me rappelle lui avoir valu un jour, — c’était le lundi de la Pentecôte 1849, — un véritable émoi dans une fête populaire des environs de Francfort. — « On a parfois d’étranges idées, lui dis-je en plaisantant. Figurez-vous que tantôt, en voyant l’archiduc Jean sortir du palais de Thurn-et-Taxis, accroupi au fond de sa voiture, sombre, méditatif, j’ai pensé, sans trop savoir pourquoi, à la fuite de Varennes. »

Il n’en fallut pas davantage pour impressionner le comte de Rechberg et le faire rentrer en toute hâte à Francfort. Il lui tardait de s’assurer si l’archiduc, en proie à la nostalgie de ses montagnes, ne s’était pas échappé de son palais, sans esprit de retour, las d’un pouvoir imaginaire.

M. de Rechberg n’était pas plus grand que M. Thiers ; comme lui, il portait des lunettes. Son tempérament était sec, sanguin ; il passait pour rageur. Rien dans sa personne ne dénotait le descendant d’une maison illustre. Ses goûts n’étaient point fastueux ; il occupait deux modestes chambres dans un hôtel de second rang, l’Empereur romain. Il suivait avec une inquiète sollicitude les brusques variations du change, bien douloureuses, il est vrai, pour les représentans autrichiens à l’étranger. Lorsqu’on faisait la partie chez lui et qu’il perdait, au lieu de s’acquitter en ducats, suivant l’usage, il tirait de son secrétaire, à la façon des campagnards, un grand sac en toile et étalait sur la table les florins dont il était garni. Ce trait dénotait un petit homme d’affaires habitué à compter et à contempler ses pièces, mais il ne révélait pas un esprit de