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véritable chérif. Venu, disait-il, du Maroc, par ordre du seigneur Mouley-Taïeb, et bientôt célèbre par sa sainteté, Bou-Maza s’était résolu à faire la guerre sainte ; quelques tribus du Dahra l’avaient seules assisté d’abord, mais bientôt des adhérons lui étaient venus de toutes parts, et, malgré ses premiers échecs, son prestige n’avait pas cessé de grandir.

« Il n’y a qu’un seul Dieu, ajoutait le jeune illuminé ; ma vie est dans sa main et non dans la vôtre ; je vais donc vous parler franchement. Les Arabes vous détestent, parce que vous n’avez pas la même religion qu’eux, parce que vous êtes étrangers, que vous venez vous emparer de leur pays aujourd’hui, et que demain vous leur demanderez leurs vierges et leurs enfans. Tous les jours vous Voyez des musulmans vous dire qu’ils vous aiment et sont vos serviteurs fidèles : ne les croyez pas ; ils mentent par peur ou par intérêt. Quand vous donneriez à chaque Arabe et chaque jour une de ces petites brochettes qu’ils aiment tant, faites avec votre propre chair, ils ne vous en détesteraient pas moins, et toutes les fois qu’il viendra un chérif qu’ils croiront capable de vous vaincre, ils le suivront tous, fût-ce pour vous attaquer dans Alger. La victoire vient de Dieu ; il fait, quand il veut, triompher le faible et tomber le fort. Les Arabes disaient à mon frère : « Guide-nous, recommençons la guerre ; chaque jour qui s’écoule consolide les chrétiens. » Mon frère a reçu beaucoup de lettres des Kabyles de l’est ; toutes l’encourageaient, lui souhaitaient le triomphe ou l’appelaient dans leur pays. »

Interrogé au sujet d’Abd-el-Kader et de ses relations avec l’empereur de Maroc, il répondit : « Mouley-Abd-er-Rahmane est au plus mal avec Abd-el-Kader ; plusieurs fois il lui a dit : « Sors de mon pays ! » Mais Abd-el-Kader a toujours répondu : « Je ne suis pas dans ta main et je n’ai peur ni de toi ni des Français ; si tu viens me trouver, je te rassasierai de poudre, et si les Français viennent aussi me trouver, je les rassasierai aussi de poudre. » Depuis que les Marocains ont appris que Mouley-Abd-er-Rahmane avait fait la paix avec les chrétiens, ils se sont presque tous tournés du côté de l’émir. Depuis cette paix, tout le pays compris entre Sous et Rabat s’est insurgé ; il en est de même de toutes les tribus, et Mouley-Abd-er-Rahmane ne commande plus, à bien dire, que dans les villes. Les Ouled-Mouley-Taïeb mêmes, qui ont un si grand ascendant religieux dans l’empire qu’aucun sultan ne peut être nommé sans leur assentiment, ne veulent plus l’exercer pour lui, et Mouley-Abd-er-Rahmane a tellement compris la gravité de sa position qu’il s’occupe de faire peu à peu transporter tous ses trésors et tous ses magasins au Tafilet. »