Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/724

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette triple alliance qu’il a nouée de ses propres mains, dont il sait, quand il le faut, se servir si habilement ; s’il mesure trop ses concessions à Saint-Pétersbourg, s’il se replie vers ses alliés du continent, il perd la chance de retrouver l’intimité qu’il désire avec la Russie, cette intimité à laquelle il attache peut-être plus de prix qu’à toutes ses autres alliances, qui semble pour le moment être son idée fixe. Le chancelier, pour le début du nouveau règne, joue une grosse partie, qui n’est peut-être pas facile à gagner, qui, dans tous les cas, peut réserver encore bien des surprises à l’Europe.

Comment concilier, en effet, des contradictions qui tiennent pour ainsi dire à la nature des choses, à l’inévitable diversité des intérêts et des politiques ? C’est là le point vif au moment présent. C’est le problème qui ne paraît pas avoir été résolu à Péterhof. Au fond, ce qui semble jusqu’ici le plus clair, c’est que rien de décisif n’a été fait et que la situation reste à peu près ce qu’elle était avant cette dernière et bruyante entrevue. Il y a eu sans doute un échange de témoignages d’amitié entre deux familles souveraines, entre l’empereur Guillaume II et l’empereur Alexandre III, fils et héritiers de princes unis par la parenté. Il y a eu des explications, des déclarations, ce qu’on pourrait appeler une entente générale, dans l’intérêt un peu abstrait et platonique de la paix. Il y a eu enfin, si l’on veut, une assurance mutuelle de bon vouloir. C’est, à tout prendre, le résultat le plus sensible de l’entrevue qui vient d’occuper l’Europe. En dehors de cela, il n’y a évidemment rien qui ressemble à une alliance, à un système d’action commune dans des circonstances déterminées. Chacun rentre pour ainsi dire dans ses positions. La Russie garde sa liberté, en se réservant de ne s’inspirer que de ses intérêts, de proportionner son action, ses interventions aux événemens. L’Allemagne, à son tour, reste dans sa puissance, sans avoir obtenu visiblement tout ce qu’elle voulait. C’est la situation pour le moment. Que fera maintenant M. de Bismarck ? Il n’est point certainement homme à se décourager, il n’est pas moins évident que, sans avoir éprouvé un échec sensible, sa diplomatie n’a pas tout à fait atteint son but, et que le chancelier, en voulant trop paraître un médiateur, un arbitre universel, peut aussi avoir éveillé quelques soupçons, quelque inquiétude chez ses anciens alliés. De sorte que M. de Bismarck peut se sentir aujourd’hui un peu embarrassé entre la Russie, qu’il n’a pas pu conquérir autant qu’il l’aurait désiré, et ses anciens alliés, dont il a besoin de réchauffer le zèle et la confiance. Il réussira sans doute à se tirer de ces difficultés, qu’il s’est créées à lui-même après tout. Il reste à savoir quelle garantie il y a pour la paix de l’Europe, pour la paix de demain, dans ces oscillations d’alliances, dans ces jeux perpétuels d’une diplomatie à la fois si profondément calculée et si dangereusement hasardeuse.

Et comme il faut qu’aux choses les plus graves se mêlent parfois les