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il entretient dans les esprits une vague superstition de ce qui fut, le respect de ceux qu’on appelle les maîtres, la popularité des grands noms qui les gênent et qui les importunent, en nous prenant une part de l’admiration qu’ils voudraient de nous pour leurs Germinie Lacerteux, pour leurs Assommoir, pour leurs Immortel. Et, naturellement, plus encore que de tout le reste, ils ont la haine de l’Académie, parce qu’elle seule en littérature, ne pouvant pas, sans se détruire de ses propres mains, méconnaître entièrement l’esprit de son institution, représente encore aujourd’hui, même parmi nous, ce qu’ils feignent d’appeler la résistance à la « modernité, » mais qui n’est de son vrai nom que le maintien des droits du passé. Car l’humanité, selon le beau mot d’Auguste Comte, que l’on ne saurait lasser de répéter, l’humanité se compose de plus de morts que de vivans, si même on ne peut dire que ce qu’il y a de plus vivant dans le présent c’est le passé, puisque personne au monde ne peut dire ce qui survivra de ce qui semble vivre aujourd’hui. Et la question se pose ainsi, comme jadis, comme toujours, s’il est souhaitable, que, pour satisfaire le maladif amour-propre de quelques romanciers ou de quelques journalistes, on leur livre à discrétion tout ce qui les a précédés dans l’histoire d’un grand peuple, avec tout ce qui continue, dans le temps présent, de l’aimer, de le respecter, et d’en entretenir le culte.

Nous avions donc raison de dire, tout à l’heure, que l’Immortel a plus de portée peut-être que ne l’imagine M. Daudet, et raison aussi de dire en commençant qu’il devra de vivre, s’il doit vivre, à cette Académie dont il voulait être la satire. Pour soulager sa bile, M. Alphonse Daudet n’a pas mis moins de trois ou quatre ans à écrire, avec tout son talent, l’un de ses moins bons romans. Nul n’en aura ressenti plus de chagrin que nous, qui, depuis Sapho, depuis l’Évangéliste, espérions toujours qu’à mesure qu’il s’éloignerait de son point de départ, M. Daudet, s’il ne renonçait pas à quelques-unes de ses idées, comprendrait tout au moins qu’il était « littéraire » d’en retenir ou d’en modérer l’expression. Et, sans doute, il est bien difficile, quand on a écrit l’Immortel, de revenir sur ce qu’on y a die, et nous ne pourrions pas décemment le demander. Mais nous nous flatterions encore qu’ayant maintenant « délivré son âme, » M. Daudet revînt prochainement au genre de ses meilleures études, si nous ne redoutions pour lui, qu’ayant bien vu l’inutilité de son effort, il ne le voulût peut-être redoubler. Car, on n’a jamais mieux manqué son but, ni jamais fait, d’une façon plus propre à irriter un homme d’esprit, le contraire de ce qu’on eût voulu faire.


F. BRUNETIÈRE.