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pour la rendre impossible. La France était charmée d’avoir recouvré sa liberté, et le premier usage qu’elle en fit fut de se rengager dans les intrigues d’Allemagne, en se mêlant activement de l’élection d’un empereur. Quel candidat choisira d’Argenson pour faire pièce à la cour de vienne ? Auguste III, électeur de Saxe et roi de Pologne, l’ennemi intime de Frédéric II, qu’il haïssait tour à tour ou craignait comme le diable, et, pour le décider à laisser poser sa candidature, c’est à Frédéric qu’on s’adresse. Ce qui séduisait d’Argenson, dit M. de Broglie, c’était la preuve de grandeur d’âme que donnerait le roi de Prusse en tendant la main à son ennemi vaincu pour lui offrir une couronne. — « Cela serait beau, généreux et digne d’un grand prince, écrivait-il à Valori. » Effectivement, la scène eût été belle ; mais Frédéric ne voulait pas s’abaisser à gueuser l’amitié du roi de Pologne, et le roi de Pologne n’avait garde de se brouiller avec Marie-Thérèse en disputant la couronne impériale au duc de Lorraine. Gouverné par ses haines et ses peurs, il avait, quinze jours avant la mort de l’empereur, conclu à Varsovie un traité secret avec l’Autriche.

Les avertissemens ne manquaient pas à d’Argenson ; mais les écailles ne lui tombaient pas des yeux. En vain Frédéric représentait-il au gros Valori, l’envoyé français, que le cabinet de Versailles poursuivait une chimère, « se laissait attraper par le jeu et les simagrées » d’Auguste le peureux, de l’archifourbe et emmiellé comte de Bruni, son ministre, et du jésuite Guarini, son confesseur, que ces gens-là étaient vendus à la reine de Hongrie : « Lisez les relations de nos envoyés en Saxe, et si elles ne vous servent pas d’ellébore, je vous déclara incurable. Adieu, mon bon Valori ; faites-vous saigner trois fois par jour, buvez beaucoup d’eau et prenez encore plus de poudre blanche pour vous guérir de la fièvre chaude que vous avez assurément. » Ce n’était pas Valori qui avait la fièvre, c’était le marquis d’Argenson. Il s’obstinait, il s’entêtait. Se targuant de connaître le cœur humain, d’en avoir sondé les mystérieuses profondeurs, il s’était persuadé qu’Auguste jouait la comédie et ne demandait qu’à se laisser faire une douce violence, et comme Auguste répétait sans cesse qu’il n’accepterait la couronne que si elle lui était déférée par le vœu libre et spontané des princes électeurs, d’Argenson ordonna à Conti de déclarer bien haut que la France n’entendait intimider personne, que la présence de son armée en Allemagne avait pour but d’agir sur les esprits métaphysiquement, en les ramenant par l’opinion plus que par la crainte.

Encore ne s’en tint-on pas là : Conti évacua l’Allemagne, repassa le Rhin, laissa le champ libre à Marie-Thérèse, qui ne croyait guère à la métaphysique, et qui agit physiquement sur les esprits en rassemblant cinquante mille hommes aux portes de Francfort. « Le prince de Conti, disait Frédéric, vient de jouer les Gilles sur les bords du Rhin. » De son côté, le chargé d’affaires français mandait de Berlin à