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pourvu qu’il soit bien entendu que les dieux ne se mêlent de rien, qu’ils sont éternels et bienheureux, il n’importe guère qu’on ait telle ou telle opinion sur leur compte. « Conçois d’abord, écrit Épicure à Ménécée, que Dieu est un être immortel et bienheureux. Garde-toi donc de rien lui attribuer qui ne puisse s’accorder avec son immortalité et sa béatitude. Cela une fois hors d’atteinte, tu peux donner à ton esprit sur cet être tel essor qu’il te plaira. » — N’est-ce pas bien remarquable, et un dogmatisme aussi libéral ne devait-il pas recruter nombre d’adhérens ? Et, au fond, Épicure n’avait-il pas raison ? L’essentiel n’est-il pas de retrancher de la divinité tout ce qui la déshonore : haine, jalousie, colère, caprices ; et quant à ses perfections, chacun ne les imagine-t-il pas, qu’il le veuille ou non, selon le degré de culture intellectuelle, esthétique, morale, auquel il est parvenu ? En sorte que, pratiquement, un Dieu à forme humaine et qui parle grec, mais ne fait de mal à personne, sera un meilleur idéal pour la conscience religieuse qu’un Dieu pur esprit, mais avide de vengeance et altéré de supplices ?

Ainsi, par son indétermination même, la religion épicurienne s’adaptait merveilleusement aux besoins des âmes, lassées de terreurs, mais désireuses de croire encore à quelque chose de divin. Les plus humbles comme les plus philosophes trouvaient de quoi satisfaire à leurs aspirations. Aux unes, les dieux réels de la mythologie, purifiés des mauvaises passions de l’humanité ; aux autres, l’idéal aux contours mal définis, et dont on affirme seulement l’éternité, l’impassibilité, le bonheur. D’ailleurs, l’adoration des fidèles devait souvent en fait confondre les limites indécises qui sépafaient ces deux genres de divinités. Sur la foi du maître, le vulgaire des adeptes, comme les esprits plus raffinés, les admettaient tous les deux ; mais par cette tendance universelle de la pensée religieuse à préciser, pour la rapprocher d’elle-même, l’objet de ses croyances, on doit supposer que les dieux réels des mystérieux intermondes furent bientôt seuls acceptés et reconnus. Lucrèce, en effet, ne paraît pas en admettre d’autres, et ce sont ceux-là dont les corps sacrés envoient leurs simulacres, comme messagers des formes divines, jusque dans les âmes des mortels.


V

Sur un point d’une extrême gravité, cette curieuse théologie restait en désaccord avec la conscience du genre humain. Celle-ci réclame une justice supérieure qui récompense les bons et punisse les méchans. L’impassibilité des divinités épicuriennes leur