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yeux de fidèles peu familiers avec les conceptions savantes d’une métaphysique supérieure : tout préoccupé de pratique, il se contenta de rendre ses dieux inoffensifs pour les âmes inoffensives. Sans doute ils ne font pas de bien ; mais c’est déjà beaucoup qu’ils ne fassent pas de mal. La théologie traditionnelle était par là fort dépassée. La superstition et ses terreurs étaient coupées dans leurs racines. Au sein d’un monde qui n’est qu’un agencement peu stable d’atomes aveugles, armé de son libre arbitre et des préceptes de la sagesse, l’homme, affranchi de la crainte dont l’écrasait jusque-là la présence de divinités agissantes, ombrageuses et capricieuses, pourra désormais travailler en paix à l’œuvre de son salut ; et quand il lèvera les yeux, il apercevra, rassuré et ravi, par-delà le ciel, dans le lointain des espaces vides, ces figures faites de lumière immobile, ces formes impassibles dans leur éternité bienheureuse, où il retrouve, avec le souvenir idéalisé des dieux dont les poètes ont bercé son enfance, le modèle parfait du bonheur sans trouble qu’il s’est efforcé de conquérir.

Ces divinités épicuriennes, on nous le dit expressément, ne peuvent être vues que par la raison. Il semble donc qu’elles n’envoient pas, comme tous les corps, de ces simulacres qui, par les yeux, pénètrent jusqu’à l’esprit. D’ailleurs, elles sont tellement subtiles, que si des images se détachaient d’elles, on ne comprend guère ce qui, à la longue, en pourrait rester. Comment donc, alors, se sont-elles manifestées aux premiers hommes, et que sont, au juste, ces fantômes, dont l’apparition fut, suivant Lucrèce, l’origine des croyances religieuses ? C’est là une difficulté qu’aucun commentateur, à notre connaissance, n’a éclaircie. Démocrite, à qui Épicure a tant emprunté, avait dit, au témoignage de Sextus Empiricus, que « certaines images s’approchent des hommes : les unes sont bienfaisantes, les autres malfaisantes… Ces images sont grandes et même très grandes ; elles sont difficiles à détruire, mais non indestructibles ; elles annoncent aux hommes l’avenir par leurs apparitions et les paroles qu’elles prononcent ; les premiers hommes imaginèrent, d’après ces fantômes, qu’il y a une divinité ; mais excepté ces images, il n’existe aucun dieu dont la nature soit impérissable. » On ne peut guère douter que ce singulier passage de Démocrite n’ait inspiré celui de Lucrèce. Il en résulterait que l’imagination des hommes primitifs, captivée par des apparitions d’images très réelles en elles-mêmes, et spontanément formées par des rencontres d’atomes, a été conduite à cette opinion qu’il existe des dieux dont ces images seraient émanées. Si l’on considère maintenant que l’essentiel de l’épicuréisme vient de Démocrite ; si l’on relit, à la lumière de ce texte, deux phrases fort controversées,