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spiritualise un peu : leurs corps sont diaphanes, et leur séjour est maintenant au-delà du ciel. Mais les dévots de la théologie tradiditionnelle ne sont pas trop dépaysés ; ils peuvent se rattacher à l’école du philosophe sans abjurer leurs croyances et, pour faire des prosélytes, c’est là un grand point. D’ailleurs, des dieux de cette nature s’accordent parfaitement avec les principes généraux de l’atomisme et les canons de la logique épicurienne.

Les âmes ainsi conquises devaient être amenées facilement au dogme fondamental de la religion d’Épicure, savoir que les dieux ne se mêlent pas du gouvernement de l’univers. Il suffisait de leur faire comprendre que la béatitude est incompatible avec tant de soucis. Quel labeur que celui d’une providence comme celle des stoïciens ! Mouvoir les cieux et les astres, régler les moindres détails de la vie cosmique, tenir sans cesse en main les rênes de l’infini, être partout à la fois, féconder la terre, amonceler les nuages, faire rouler le tonnerre, lancer cette foudre qui frappe souvent les temples sacrés, épargne le coupable et consume l’innocent ! L’imagination ne pouvait se figurer une divinité agissante sans la voir affairée et comme peinant dans la nature. Et la raison ne s’expliquait pas tant d’événemens qui, s’ils sont voulus et produits par les dieux, font, en vérité, peu d’honneur à leur discernement ou à leur justice. Ainsi, la théologie épicurienne pouvait paraître, en un sens, plus élevée et moins anthropomorphique que celle, non-seulement des poètes, mais de la plupart des philosophies rivales. Elle dépouillait les êtres éternels et bienheureux d’attributs en somme incompatibles avec l’idée qu’on se faisait généralement du souverain bonheur. Aristote avait jugé déjà que la pensée souveraine serait souillée si elle pensait le monde ; à plus forte raison ne saurait-elle, sans déroger, le conduire. Les épicuriens laissaient aux dieux la forme humaine, mais les affranchissaient des passions humaines : jalousie, colère, vengeance, faveur.

L’anthropomorphisme subsistait, mais seulement à un point de vue tout extérieur ; et comme il s’agissait de religion plutôt encore que de philosophie, il était nécessaire que l’anthropomorphisme ne fût pas entièrement banni. Le besoin d’idéal, qui est au fond de toute croyance religieuse, aspire sans doute à épurer son objet, mais il ne faut pas que l’imagination n’ait plus où se prendre. Une divinité trop différente de l’homme aurait quelque peine à se faire adorer. Je ne sais si la Substance de Spinoza, l’Idée d’Hegel, l’Inconnaissable de H. Spencer, obtinrent ou obtiendront jamais un véritable culte. Épicure pensa que l’essentiel n’était pas d’effacer tous les contours sensibles de la réalité divine, ce qui eût fait courir à cette réalité le risque de s’évaporer tout entière aux