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derrière un petit mur contre la poussière et la pluie que le vent soulève, de même, voyant que tous les hommes sont remplis de dérèglement, il s’estime heureux s’il peut lui-même passer cette vie pur de toute action inique et impie, et en sortir plein de calme et de douceur et avec une belle espérance. »


III

Platon veut que le sage quitte la vie avec une belle espérance ; pour l’âme épicurienne, l’espérance ne va pas sans la crainte, et la crainte est le pire des maux. Mais de toutes les sources de la crainte, il n’en est pas de plus abondante, de plus variée, de plus funeste, que la superstition. Nul bonheur assuré, nulle paix inaltérable, si l’on n’est parvenu à mettre pour toujours la superstition sous ses pieds.

Pour se faire une idée de l’état des esprits faibles et ignorans d’alors en proie à la superstition, il faut se reporter à ce que nous racontent les voyageurs de certaines tribus sauvages courbées sous la terreur du tabou. Le tabou, c’est l’objet qu’il est défendu de toucher, l’action qu’il est interdit de faire, sous peine de provoquer la colère des puissances surnaturelles. Tout, pour le malheureux sauvage, peut-être tabou : le poisson qu’il a pris et dont il va se nourrir, le gibier qu’il poursuit, l’arbre d’où pend le fruit qui calmerait sa soif. Telle partie de la forêt est tabou ; tel jour, telle heure du jour ; et, pour comble d’infortune, on ne sait jamais bien au juste ce qui est tabou et ce qui ne l’est pas. — Qu’on relise maintenant, ne fût-ce que dans la traduction de La Bruyère, le portrait du superstitieux par Théophraste, un contemporain d’Épicure : on constatera un état d’esprit identique à celui du sauvage. Le superstitieux, pour conjurer le malheur, ne manque pas d’avoir toujours une feuille de laurier dans la bouche. « S’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher que quelqu’un n’ait passé avant lui dans le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage… Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais bien loin d’être satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite, d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couches… S’il voit un homme frappé