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paru avant lui, qu’il avait apporté le premier et à jamais toute la vérité et les seules conditions du salut. Cette raison peut sembler bien faible ; la postérité, dira-t-on, n’a pas l’habitude de prendre ainsi de confiance les gens pour ce qu’ils se donnent ; elle n’accepte pas sans bénéfice d’inventaire les apothéoses organisées par des adeptes enthousiastes ; elle met chacun à sa vraie place. — Oui, presque toujours, mais pas toujours. Il n’est pas entièrement inutile, même devant l’histoire, de se vanter beaucoup, et d’avoir des gens qui vous vantent, surtout si, parmi ces panégyristes, il se trouve un poète de l’âme et du génie de Lucrèce : il en reste toujours quelque chose. Pour exciter de telles admirations, pour avoir une telle idée de soi-même et de son œuvre, ne faut-il pas qu’on soit un bien grand homme ?

Cette adoration (le mot doit être pris à la lettre), dont Épicure fut l’objet de la part de ses disciples, est suffisamment connue par Lucrèce ; deus ille fuit. Il n’est cependant pas sans intérêt de rappeler les expressions de Plutarque, qui parle des cris tumultueux, des hurlemens, des applaudissemens forcenés, des apothéoses, du culte-insensé par lesquels les épicuriens célébraient la vertu du maître. C’était une sorte de délire religieux, comme celui des dévots de Cybèle, de Bacchus ou d’Adonis, et, pour le dire en passant, ce témoignage de Plutarque s’accorde assez mal avec le caractère d’indifférence languissante et d’ataraxie presque bouddhique que l’on attribue généralement à la secte épicurienne. Une anecdote du même Plutarque nous montre Colotès, un jour qu’il entendait Épicure discourir sur la physique, se jetant brusquement aux genoux du maître ; ce fut aux yeux d’Épicure le signe infaillible des aptitudes tout à fait extraordinaires de Colotès : « Comme saisi à mes paroles d’un respect religieux, lui écrit-il, il vous prit subitement un désir surnaturel de vous prosterner devant moi, d’embrasser mes genoux, de vous coller à moi, de me donner tous les signes ordinaires d’adoration et de m’adresser des prières. Aussi, de mon côté, vous ai-je regardé comme un personnage sacré et digne de tous mes hommages. » Voilà qui est piquant : à l’adoration du disciple pour le maître répond l’adoration du maître pour le disciple. C’est l’école de l’adoration mutuelle.

Une autre raison qui peut expliquer aussi, partiellement du moins, la popularité et la gloire d’Épicure, c’est qu’il eut beaucoup d’ennemis. À l’exception de Spinoza, il n’y a peut-être pas de philosophe qui ait été plus injurié. Son absolu mépris pour tous ses prédécesseurs, pour les poètes, les rhéteurs, les savans, provoqua de fâcheuses représailles. On calomnia ses intentions, sa vie privée ; on l’accusa d’hypocrisie, on lui imputa les plus grossières