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inoffensive, s’effaçait et révélait par maints symptômes des ambitions troublantes, des instincts dominateurs. M. Thiers, comme le disait Henri Heine, l’avait réveillée de son sommeil léthargique par son bruyant tambourinage ; il avait si fort battu la diane que, ne pouvant se rendormir, elle restait sur pied. Personne en Europe ne semblait y prendre garde ni s’en inquiéter. La France était engagée dans les mariages espagnols, en dissension avec l’Angleterre, absorbée et paralysée par ses luttes parlementaires, et l’Autriche, qui la première aurait dû s’en préoccuper, reportait toutes ses pensées, toute son action sur l’Italie. Oublieuse de son ancienne prépondérance germanique, elle ne faisait aucun sérieux effort pour la regagner, si bien qu’en Allemagne on commençait à ne plus la considérer comme une puissance allemande.

La Prusse avait le champ libre ; s’inspirant des préceptes de Frédéric II, elle poursuivait silencieusement, sans ostentation, son travail d’absorption. Le gouvernement français pouvait à la rigueur ne pas s’en alarmer, mais il était impossible à sa diplomatie de ne pas s’en apercevoir. Elle voyait le cabinet de Berlin envelopper de son influence tous les petits états ses voisins, les habituer insensiblement à suivre toutes ses impulsions et à ne vivre que de son souffle. Le Zollverein permettait à la Prusse d’avoir l’œil et la main partout. Pas un mouvement, pas une pensée sur un point de la confédération ne lui échappait, pas un acte sur lequel il n’influât ouvertement ou secrètement. Ses agens couvraient l’Allemagne, ils pénétraient dans les conseils des gouvernerons ; sous prétexte de régler des questions de douane et de commerce, ils influençaient leurs déterminations politiques, forçaient leurs confidences. Si quelque état faisait mine de résister, ses ministres, son souverain même, étaient violemment pris à partie par une presse à gages savamment organisée. Liés par l’union douanière, enchaînés par des arrangemens militaires, par des conventions d’étapes, de postes et de chemins de fer, ils perdaient peu à peu toute indépendance, en attendant que le sol lui-même devînt prussien.

Les manœuvres, les armemens, l’uniforme militaire, les mœurs, la littérature, les arts, les modes même, tout se calquait sur Berlin. Il était évident qu’une Allemagne ainsi inspectée, endoctrinée, tarifée, douanée, codifiée et réglementée, finirait par être absorbée par la Prusse. Le roi Frédéric-Guillaume ne prenait pas le titre de protecteur de la confédération germanique, mais il s’en constituait de fait tous les droits. S’érigeant en Mécène, il prodiguait ses faveurs à toutes les supériorités allemandes, et ne laissait échapper aucune occasion pour raviver et entretenir les passions contre l’ennemi héréditaire. Si la France n’a pas vu le péril, c’est que