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leur demandait qu’une silencieuse soumission. Chaque acte de sa vie était marqué d’avance avec une minutieuse exactitude. En hiver, il allait à la même heure de Cassel à Wilhelmshoe, et en été, avec la même ponctualité, de Wilhelmshoe à Cassel. Ce qui l’obligeait à sortir d’une systématique monotonie, ce qui devait lui imposer une contrainte, l’obliger à parler plus, à faire plus que d’habitude, lui répugnait. Ses ministres se pliaient avec une docilité absolue à ses exigences, et elles devenaient de plus en plus impérieuses à mesure qu’elles rencontraient moins d’obstacles[1]. Le sultan Mahmoud se servait d’un bâton lorsque son grand-vizir lui apprenait une chose désagréable ; l’électeur se servait de son pied. Un jour, il le leva malencontreusement ; son valet de chambre, qu’il devait atteindre, le saisit prestement au passage, si bien que le maître, perdant l’équilibre, roula par terre et se blessa grièvement. Le laquais avait eu la maladresse de lui présenter sur un plateau un journal satirique de Berlin, qui, sans respect pour le principe monarchique, s’était permis de le caricaturer.

L’électeur entendait tout régler lui-même ; il se préoccupait des détails les plus infimes, il ordonnait tout, le langage de ses agens diplomatiques, le menu de ses repas, la composition de ses attelages. Il s’intéressait aux commérages de sa capitale et intervenait dans les affaires privées de ses sujets. Cette autorité jalouse, minutieuse, s’exerçait dans le sens le plus étroit, le plus irritant.

Un de ses aides-de-camp sollicitait-il un congé pour se marier, il le lui octroyait gracieusement ; mais, à l’heure même où il sortait triomphant de l’église, l’électeur lui faisait remettre un ordre de service qui l’obligeait à partir sur-le-champ et à laisser sa femme en pleurs entrer seule dans la chambre nuptiale. Un ministre étranger donnait-il un dîner diplomatique, le jour même une invitation à la cour lui enlevait tous ses convives. On pourrait écrire un volume sur les ennuis qu’il a causés, sur les fêtes qu’il a troublées. Lorsqu’un envoyé lui présentait ses lettres de rappel, le ministre des affaires étrangères lui annonçait un souvenir, et on poussait la gracieuseté jusqu’à lui laisser le choix entre le grand-cordon et une tabatière ; s’il préférait la croix, il était certain de recevoir une tabatière, et vice versa. Souvent aussi, après l’avoir affriandé par l’appât d’une récompense, on le congédiait les mains vides.

Les courtisans, qui connaissaient l’esprit contrariant du maître, se gardaient bien de solliciter ce qu’ils convoitaient ; ils affectaient de s’en défendre. Leurs stratagèmes variaient avec les circonstances,

  1. Souvent, les jours de conseil, au lieu de les présider, il les laissait pendant des heures se morfondre dans son antichambre, tandis qu’il jouait au billard.