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identité, et celui non moins pénible de ramener son corps à sa famille. La comtesse de Hohenthal n’oublia jamais le sacrifice que je lui avais fait, et son mari, pendant les cinq années que je passai à Berlin, fut pour moi un ami et un conseiller. Son hôtel était dans la Wilhemstrasse, en face de la légation de France. Je le voyais sans cesse, et en été j’allais souvent passer quelques jours dans sa terre de Knautheim, près de Leipzig. Ses causeries m’étaient précieuses ; mieux que personne il connaissait le dessous des cartes de la politique allemande. Je le revis pour la dernière fois en 1867, à Hombourg, où il était venu refaire sa santé ébranlée par les émotions d’une douloureuse campagne diplomatique. Il me raconta tout au long les tribulations de sa cour pendant la guerre de Bohême et la mission qu’il eut à remplir à Berlin, auprès d’un vainqueur sans générosité, pour sauver les dernières épaves de la monarchie saxonne. Il me semblait, en l’écoutant, que j’assistais à un drame. Aussi, en résumant son récit dans une page d’histoire, qui paraîtra un jour, l’ai-je intitulé : le Drame saxon.


II

Le général de Radowitz, qui avait présidé à l’instruction militaire de Frédéric-Guillaume Ier, l’électeur régnant[1], me disait, en 1849 : « S’il avait vécu du temps des empereurs romains, il se serait appelé Caligula. » Peut-être Caligula n’eût-il pas été satisfait du parallèle, car il n’était pas un despote vulgaire : ses forfaits ne manquaient pas de grandeur, il méprisait les hommes, il aurait voulu qu’ils n’eussent qu’une seule tête pour pouvoir la couper d’un seul coup, tandis que l’électeur de Hesse n’était qu’un tyranneau aux idées étroites, aux instincts pervers, ombrageux, taquin ; son plaisir était de contrarier son prochain, de vexer, de molester ses sujets et de les exaspérer à coups d’épingle.

Il était convaincu qu’un souverain ne perdait jamais sa couronne qu’en étant complaisant, débonnaire. Pour lui, l’art de gouverner était simple, négatif ; il consistait à toujours refuser. Ses penchans le rendaient apte à ce système ; il ne cédait que sous l’empire d’une absolue nécessité, en montrant bien que les concessions lui étaient extorquées et qu’il saurait les reprendre à la première occasion. Il était aussi peu accessible à la flatterie qu’à la critique, et s’il évitait de satisfaire ses sujets, il les dispensait de l’applaudir. Il ne

  1. On lui donnait, par courtoisie, le titre d’électeur ; mais, jusqu’à la mort de son père, en 1847, il ne fut constitutionnellement que corégent.