Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accompli. Gracieux, spirituel, sagace, il était plutôt un agent militant qu’un diplomate lettré. Il n’écrivait pas volontiers, il lui en coûtait de plier son esprit primesautier à la forme un peu solennelle de la dépêche ; il s’en remettait à ses secrétaires pour la correspondance officielle. Il eut à son service des plumes faciles, distinguées : M. Benedetti et M. Tissot, qu’il fit sortir des consulats, ont partagé ses travaux dans une étroite communauté de vues à Constantinople et à Rome.

Cassel n’eut pas le don de lui plaire ; dès qu’il eut remis ses lettres de créance, il repartit pour Paris, me laissant la gestion de la légation. Il était député, très influent au Journal des Débats, et très en faveur auprès de M. Guizot. Il se trouvait dépaysé dans une résidence allemande de troisième ordre, morne, ennuyeuse. Il rêvait un sort plus brillant, une scène plus vaste, plus digne de ses capacités.

L’ancienne capitale du royaume de Westphalie, si renommée jadis par l’éclat de ses fêtes et la frivolité de ses mœurs, était, en 1846, dominée par l’esprit ombrageux, taquin, d’un prince élevé dans la haine de la France et de tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelait la dépossession de sa maison. Son grand-père, Guillaume Ier, en retrouvant sa couronne après Waterloo, prétendait avoir dormi d’un profond sommeil pendant ses sept années d’exil. Il n’était rentré dans ses états que sous la condition expresse de rétablir les choses telles qu’elles étaient en 1806. — « N’ayant jamais transigé sur mon droit, disait-il, je ne transigerai pas sur les faits qui se sont passés pendant mon absence. » — Partant de ce principe, il avait fait reprendre aux officiers hessois les grades qu’ils occupaient dans l’armée à la veille d’Iéna, et il avait annulé toutes les transactions passées sous le règne de l’usurpateur, sans souci des réclamations internationales. S’il convoqua les états, ce fut uniquement pour leur demander, à titre d’indemnité, le paiement de sa liste civile, suspendu pendant ses années d’exil ; il s’agissait d’un arriéré de 15 millions de francs. Mais les députés de la noblesse, des villes et des campagnes, dont se composait la chambre, firent la sourde oreille ; ils voulaient, avant toute discussion, connaître le bilan du trésor public et du trésor privé ; ils réclamaient surtout des explications précises sur les subsides que son père avait reçus de l’Angleterre pendant la guerre d’Amérique, et qu’on estimait, grosso modo, à 60 millions de thalers. Le landgrave, pour s’enrichir, vendait ses soldats au plus offrant ; il stipulait de fortes primes pour ceux qui mouraient au loin, dans les hôpitaux ou sur les champs de bataille. — « vos hommes ont la vie dure, écrivait-il d’un ton amer à l’un de ses généraux,