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hasard dans la campagne, quand je fus abordé par un voyageur qui était bien aise évidemment de ne pas faire le chemin tout seul. Il me raconta que le pays que nous traversions n’était pas sûr, que quelques jours auparavant, les habitans d’un village voisin s’étaient imaginés de fêter l’anniversaire du 18 Mars, et que, pour reproduire le plus fidèlement possible cette grande journée, ils avaient tranquillement assassiné deux carabiniers sur la route. Au même moment, quelques paysans à mine sinistre passèrent près de nous, et, reconnaissant de quel pays je devais être, ils se mirent à crier, d’un air sauvage : Evviva Parigi ! Ce succès, on le comprend, me flatta fort peu et me rassura encore moins ; je hâtai le pas, pour rentrer au plus vite. Je ne sais si les mêmes sentimens de haine farouche persistent dans les campagnes ; mais, à ce que j’ai vu, les villes se sont fort adoucies. On prétend qu’autrefois le roi était froidement reçu à Bologne ; cette année, on lui a fait un véritable triomphe.

Comme un indice curieux de ce changement d’opinion, on a beaucoup remarqué que deux des professeurs les plus populaires de l’université, MM. Carducci et Ceneri, qui passaient pour républicains et se tenaient à l’écart des cérémonies officielles, ont consenti à paraître dans celle-ci et à y jouer un rôle important. M. Carducci, comme on l’a vu plus haut, a parlé le premier jour, pour glorifier l’université de Bologne ; le lendemain, après qu’on a eu proclamé les nouveaux docteurs, M. Ceneri a clos la cérémonie en remerciant pour la dernière fois les savans étrangers qui avaient assisté à la fête. M. Carducci est aujourd’hui le premier poète de l’Italie : ses Odes barbares, pleines d’opinions avancées et d’idées hardies, passionnent la jeunesse. C’est un homme vigoureux, d’une figure épanouie, ouverte, animée, dont les larges épaules portent une tête puissante, et sur les traits duquel se lisent également la force et la bonté. M. Ceneri, qui est professeur de droit romain et l’un des avocats les plus importans de la contrée, forme avec son collègue un parfait contraste. Il est maigre, hâve, avec une longue barbe grisonnante et des yeux d’un feu sombre, qui le font ressembler à un conspirateur de mélodrame. Il parle lentement, scande chaque phrase, souligne chaque mot, et donne même aux lieux-communs un relief singulier. M. Carducci, au contraire, a médiocrement lu son discours, qui contenait des parties très brillantes. Il m’a semblé que la fin de ce discours surprenait quelques personnes par sa hardiesse. M. Carducci y fait un éloge enthousiaste de Mazzini, « en qui, dit-il, l’idée des Gracques s’est faite moderne, » et qu’il appelle, sans aucune réserve, un grand homme ; il insiste avec orgueil sur le spectacle extraordinaire qu’offre l’histoire contemporaine de l’Italie, qui nous montre à la fois « un républicain