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et non mes adversaires. « Le juge Barnard, qui formulait en plein tribunal cette déclaration de principes, fut décrété d’accusation et condamné, non sans justes motifs. Mais son crime impardonnable était de proclamer trop franchement les doctrines de la magistrature élective : il trahissait le secret professionnel.

Bien que les idées de réforme soient à la mode, on n’est pas près de voir les meneurs des partis renoncer aux avantages décisifs que leur assure dans les luttes du scrutin le formidable appoint de l’administration judiciaire, livrée à leur merci par l’élection, et transformée à son tour en officine électorale. Toute judicature, révocable au gré des pouvoirs du moment, subit partout les mêmes influences néfastes. Un de nos magistrats du rang le plus élevé disait naguère dans un discours officiel : « Les juges de paix s’inquiètent plus des opinions politiques de leurs justiciables que de la légitimité de leurs causes, et ils se demandent si une bonne élection ne vaut pas mieux qu’un bon jugement[1]. »

Voilà le véritable danger. Quelque coupables qu’elles soient, la vénalité ou la prévarication dans un intérêt privé n’entraînent que le déshonneur personnel du juge. La mainmise des partis sur les tribunaux est l’avilissement et la perversion de la justice même.

Les inconvéniens du système américain atteignent, par contrecoup, jusqu’à la cour suprême. En effet, quoique inamovible, elle est nommée sans règles hiérarchiques par un élu, le président des États-Unis, qui, étant chef de parti, ne saurait manquer d’appeler aux sièges vacans ses partisans les plus dévoués. D’ailleurs, le congrès peut accroître ou diminuer à sa volonté le nombre des membres de la cour suprême, dont la majorité est ainsi déplacée. Lorsqu’un parti se perpétue au pouvoir, comme le firent les démocrates presque sans interruption de 1801 à 1861, et les républicains de 1861 à 1885, la magistrature fédérale se trouve presque exclusivement composée d’inamovibles du même parti, ce qui expose à quelques risques leur bon renom d’impartialité.

Il serait téméraire de scruter trop avant d’aussi hautes consciences. Même l’impartiale boussole ne se montre-t-elle pas affolée en de rares jours de cyclones, de tremblemens de terre ou de cataclysme ? Elle seule pourtant peut donner la vraie direction et demeure le guide indispensable.

La supériorité de la magistrature inamovible reste incontestable aux États-Unis, tandis que chacun y déplore les abus de l’organisation judiciaire élective et cherche à les pallier[2]. Ne voulant ou

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1882, p. 846.
  2. Même l’administration de la justice par Jury en matière civile est fortement attaquée. On lui reproche d’être lente, dispendieuse et partiale. Les jurés sont accusés d’ignorance et de légèreté. On cite des jurés divisés par moitié et jouant le verdict à pile ou face. Le procès sans jury au civil obtient la préférence dans plusieurs états.