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Assignations, procès, oppositions, enquêtes, arrestations illégales, élections frauduleuses, s’entre-croisent dans un imbroglio inextricable.

Tantôt Peckham l’emporte, tantôt Barnard ressaisit l’avantage. Cependant l’Érié se voit menacé de succomber, au moment même où il croyait sa victoire certaine. La bataille décisive semble devoir se livrer à New-York, et le brave Barnard n’est pas là. Le télégraphe va lui porter la nouvelle à 75 milles de distance. Quelques minutes après, un arrêt en bonne forme, expédié par le même fil télégraphique, vient conjurer le péril. La justice, ce jour-là, n’était pas boiteuse aux États-Unis.

Aussitôt, les deux partis recommencent à guerroyer de plus belle, non sans observer, comme il convient, le repos dominical, par une trêve mutuellement consentie. Entre temps, les agens de l’Érié se sont emparés d’une des extrémités de la ligne, tandis que l’autre reste occupée par la compagnie rivale. Deux shérifs, munis de jugemens contraires, s’avancent l’un vers l’autre sur deux trains lancés en sens inverse. La collision est violente et fait des victimes, puis la mêlée s’engage ; un régiment de milice dut mettre le holà.

Justement effrayé de pareils désordres, le gouverneur intervient, et le conflit reprend son caractère procédurier. Alors apparaît en scène un troisième juge, qui embrouille encore les difficultés. Le mélodrame continue avec des péripéties et des coups de théâtre sans nombre, jusqu’à ce que la compagnie de l’Érié perde son vingt-troisième et dernier procès. La compagnie d’Albany a enfin cause gagnée. Pour arriver à ce dénoûment, qui ne fut peut-être pas en tous points le triomphe de l’innocence, il avait fallu que le pouvoir exécutif de l’état rétablit de vive force la paix troublée, tint sous séquestre l’objet en litige, au mépris de la constitution, et fit gérer militairement le chemin de fer. Cette fois encore, l’organisation déplorable de la justice produisit ses conséquences habituelles ; les lois ne prévalurent que par la violation de la légalité[1].

Dès qu’il s’agit des fonctions judiciaires, les pernicieux effets de l’élection universelle, combinée avec le gouvernement de parti, passent toute mesure. Le juge ne saurait refuser des gages à ceux qui le font élire. Il se doit à ses partisans, d’après le code des politiciens : c’est en rendant service au parti qu’on se montre vraiment l’ami du peuple.

« Quiconque occupe un siège de magistrat possède un haut patronage dont il dispose à sa discrétion, en faveur de qui lui plaît. Pour moi, j’ai toujours réussi dans l’existence en aidant mes amis

  1. Charles F. Adams et Henry Adams, Chapters of Erie.