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ignorante, corrompue et dépendante. » Seulement, c’est à l’élection des juges que le politicien moderne demande les garanties d’indépendance, de savoir et d’intégrité.

Rien ne se prête mieux à la faconde obligatoire des réunions publiques et des meetings que de présenter cette élection de la magistrature comme la meilleure sauvegarde et l’un des plus nobles privilèges à la fois du peuple et du juge : le premier se grandit au point de vue moral et politique en déléguant aux hommes honorés de sa confiance le droit de le juger et de le punir ; l’autre atteint des hauteurs transcendantes, grâce à la consécration populaire qui fait de lui la loi vivante par la volonté de ceux qu’il jugera.

Naturellement, dans la réalité, le contraire se produit. Les politiciens d’Amérique sont trop avisés pour en douter ; leurs déclamations emphatiques n’ont même pas l’excuse de l’illusion. Un auteur éminent, M. Lieber, écrivait en 1859 : « On admet universellement et sans réserves que l’élection des juges par le peuple est absolument désastreuse. Chacun la sait funeste à la vraie liberté civile, parce qu’elle est incompatible avec l’impartialité de la loi, qui reste le point capital. L’examen le plus attentif et le plus consciencieux de la question, la lecture d’une quantité considérable de feuilles publiques, maintes consultations avec des légistes et des hommes d’état, ne m’ont pas, que je sache, mis en présence d’une seule opinion favorable à l’élection de la magistrature. Il semble généralement reconnu que ce déplorable système fut adopté non pour cause de mécontentement suscité par les juges et leurs actes, mais uniquement en vue d’augmenter la puissance du souverain, c’est-à-dire du peuple. » Ainsi l’exigeait la logique des institutions.

Dès 1816, Jefferson déclare en effet que l’élection de la magistrature est le complément nécessaire du principe républicain ; le peuple, source unique de tout pouvoir, doit être le dispensateur suprême de la justice, comme il est le premier auteur de la loi, au moyen de mandataires choisis par lui et révocables à sa volonté. L’Amérique était encore trop imbue des traditions conservatrices et trop rapprochée de ses origines monarchiques pour appliquer de pareilles théories. Près de vingt ans s’écoulent, et les projets de réforme judiciaire sont lancés dans le public, non sans soulever des critiques très vives.

Il n’était pas malaisé de répondre aux sophismes des novateurs que les juges ne sont pas les représentons du peuple au même titre que les législateurs ; qu’étant les gardiens du pacte constitutionnel et les défenseurs des grands intérêts sociaux, ils ne peuvent remplir leur rôle avec impartialité qu’à la condition d’être à l’abri de l’instabilité et des fantaisies du suffrage universel. Mais la raison, le bon sens et l’expérience protestaient en vain. Sous un