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magistrature américaine possède en temps normal les moyens efficaces de protéger les libertés individuelles.

Mais voici le point compliqué, où les juristes subtils exhibent leur meilleur latin, au risque de l’y perdre. L’acte législatif n’est pas supprimé ipso facto ; il subsiste, et l’arrêt judiciaire aussi, quoique contradictoires. La jurisprudence de la cour continue à se former sur l’infirmité de la loi qui reste en vigueur, bien qu’invalidée dans l’une ou dans chacune de ses applications, jusqu’à désuétude ou abrogation officielle. Il ne faut rien moins que le flegme et le savoir-faire anglo-saxons pour supporter que les choses demeurent ainsi en suspens et pour tirer bon parti de cette combinaison boiteuse.

Finalement, la législation tout entière se ressent de l’intervention des tribunaux. Les assemblées et l’exécutif sont avertis par chaque sentence prononcée des obstacles que les juges apporteront désormais à l’application des lois considérées par eux comme inconstitutionnelles. Tous les pouvoirs publics se trouvent ramenés indirectement au respect des bornes prescrites, et moins portés à des usurpations dont ils prévoient que les effets seront annulés.

De son côté, le pouvoir judiciaire est sagement maintenu dans les limites de son propre terrain ; on ne saurait trop insister sur ce point. Jamais il ne contrôle les actes législatifs avant qu’un litige particulier ne surgisse, fournissant l’occasion de les appliquer. Il ne peut les soumettre à son examen qu’à propos d’une plainte régulière, formulée devant lui par des citoyens personnellement intéressés. Jusque-là, toute loi est réputée valide, et les tribunaux n’ont nulle qualité pour s’interposer. Devant eux ne s’ouvrent pas de débats politiques, au sujet de la valeur ou des conséquences possibles d’une loi étudiée in abstracto ; la discussion, strictement judiciaire, porte sur l’effet immédiat de la loi, envisagée dans son application à un cas actuel et défini.

C’est ainsi qu’en Amérique l’action protectrice de la magistrature contre l’arbitraire législatif paraît avoir approché de très près la juste mesure et trouvé la forme pratique. Les essais de même sorte que l’on observe en Europe au moyen âge, et en France jusqu’à la révolution de 1780, ont échoué presque tous, parce que l’intervention des juges était théorique, préventive, et par conséquent indiscrète et exagérée. Seule peut-être, l’Angleterre fait exception ; mais son pouvoir judiciaire suprême intervient d’une façon moins nette, confondu qu’il est avec le pouvoir parlementaire dans la chambre des lords.

On sait que les justicia d’Aragon exerçaient le droit de déclarer inconstitutionnelles certaines lois, et de les rejeter comme telles.