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l’usufruit des libertés que daigne leur octroyer la collectivité sociale, par un retour en arrière aux républiques de l’antiquité païenne. Despotisme d’autant plus dangereux qu’il reste anonyme et irresponsable ; c’est l’oppression de chacun par tous.

La race anglo-saxonne, peu portée au mysticisme, s’accommode mal d’une idole abstraite, dont le culte aboutit à l’absorption complète de l’individu. Son génie positif s’attache à fonder la société politique sur la réalité des droits personnels. A l’état, elle demande peu, accorde moins encore, et lui assigne plus de devoirs qu’elle ne lui attribue de pouvoirs définis[1]. La puissance collective ne se compose que du faisceau des sacrifices partiels, consentis par les citoyens pour la défense nationale et pour le maintien de la sécurité publique et privée. La majorité même n’est pas souveraine absolue. « Il y a des actes qu’elle ne saurait faire sans devenir factieuse[2]. » A l’omnipotence de l’état, les Américains opposent le self government, qui implique le respect de tous pour les libertés de chacun[3].

Cette doctrine, d’un libéralisme irréprochable, est simple et nette ; son application l’est moins. Comment échapper à l’empire irrésistible du nombre, et l’empêcher de tenir à sa merci les intérêts légitimes des minorités ou de l’individu ? En vain la constitution aura marqué des bornes aux détenteurs de l’autorité gouvernementale et aux représentans mêmes de la volonté populaire. Si les majorités viennent à sortir des limites prescrites, quel recours restera aux citoyens lésés ? Leur faudra-t-il subir tous les abus, ou en appeler à la force ? Les Américains voulaient une garantie pacifique, efficace et légale ; ils l’ont cherchée et en grande partie rencontrée dans leurs tribunaux locaux ou fédéraux, sans trop se préoccuper de méconnaître ainsi le principe de la séparation des pouvoirs.

Est-ce à dire qu’en Amérique le département judiciaire ait la suprématie sur les autres ? Nullement. La constitution domine tous les pouvoirs au même titre, et tous doivent également s’y conformer. Aucun tribunal n’a qualité pour adresser des injonctions ou des remontrances aux assemblées ni au président.

Les pouvoirs politiques font les lois qu’il leur plaît, la magistrature n’a pas à s’immiscer dans leurs actes. « Elle ne peut rompre

  1. Le terme état est entendu ici dans l’acception française ordinaire, et non, comme en Amérique, dans le sens spécial d’état particulier opposé au gouvernement central de l’Union.
  2. John Adams, A defence of the Constitutions of the United States.
  3. C’est le contraire des idées républicaines en France au siècle dernier : « Quand une société ou sa majorité veut une chose, elle est juste. La minorité est toujours coupable, eût-elle raison moralement. Il ne faut que du sens commun pour sentir cette vérité-là… La nation a le pouvoir indiscutable de perdre même un innocent. » Nuits de Paris, XV, p. 377, cité par M. Taine dans la Revue du 1er février 1888, p. 488.