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la démocratie trouvaient naturel et salutaire que les empiètemens des chambres représentatives vinssent échouer à la barre d’un tribunal. Ceux-là mêmes qui combattaient l’institution des juges fédéraux motivaient leur opinion par la crainte de voir péricliter en des mains trop faibles la défense des libertés individuelles contre l’omnipotence des assemblées.

« Les orateurs auxquels je réponds, disait Patrick Henry, l’un des héros de l’Indépendance, font grand honneur à notre magistrature en affirmant qu’elle est assez ferme pour contre-balancer au besoin la puissance législative. Oui, nos juges ont eu l’énergie de s’opposer aux décisions des législatures ; de déclarer qu’ils étaient le pouvoir judiciaire, et qu’ils sauraient mettre obstacle à tout acte inconstitutionnel. Êtes-vous assurés, messieurs, que votre pouvoir judiciaire fédéral montrera autant de vigueur ? Sera-t-il aussi bien organisé, aussi indépendant que notre pouvoir judiciaire d’états ? .. Car la plus pure gloire de ce pays, c’est que les lois transgressant la constitution peuvent être annulées dans leurs effets par les sentences des tribunaux. » De même que les meilleures combinaisons américaines, ce rôle spécial de la magistrature résulte moins d’une conception savante que d’une tradition spontanément passée dans les mœurs et admise au nom du bon sens. Ni les constitutions locales ni celle des États-Unis ne renferment d’article prescrivant à l’autorité judiciaire de ne pas appliquer les lois inconstitutionnelles. Cette prérogative si importante n’est conférée par aucun texte explicite et formel ; le juge la possède implicitement, comme partie intégrante de ses attributions. « Le pouvoir d’interpréter les lois, dit Story, comprend nécessairement le droit de s’assurer si elles sont conformes ou non à la constitution, et, dans ce dernier cas, de les déclarer nulles et de nul effet. »

Un semblable raisonnement ne ferait pas fortune auprès des républicains d’Europe, fort chatouilleux sur le chapitre de la puissance législative. C’est que la notion de l’état diffère d’une façon essentielle sur les deux rives de l’Atlantique.

Chez les nations centralisées du vieux monde, apparaît dans le rayonnement de sa souveraineté l’état-providence, intervenant partout, à tout moment, sous toutes les formes. La démocratie exagère et aggrave encore cette ingérence abusive. L’état-majorité impose son omnipotence comme un dogme, et rétrécit chaque jour davantage le domaine de l’indépendance individuelle. Sa prétention va jusqu’à régenter les esprits et façonner les intelligences dans le moule officiel. Ses doctrines, son enseignement, sa morale sont obligatoires. Il a raison contre la raison même. Tous les droits lui appartiennent ; les citoyens isolés ne conservent que par grâce