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forte résistance, sera le jouet des : empires qui se partageront le monde. En revanche, son rôle spirituel ; qu’une puissante royauté profane eût compromis, est désormais assuré.

L’avenir religieux d’Israël, en effet, dépendait de la liberté prophétique. Or cette liberté, absolument inconciliable avec l’existence d’un gouvernement régulier, cette liberté qui eût péri sans aucun doute dans un état fort, le royaume joséphite, malgré des luttes terribles, la garda toujours. Jérusalem, d’un autre côté, capitale d’un territoire extrêmement restreint, se trouva réduite au rôle de tête sans corps. Impuissante dans l’ordre politique et militaire, elle devint une ville toute religieuse : David, qui pensait ne bâtir qu’une ville forte, se trouva en réalité avoir bâti une ville sainte. Salomon, en croyant élever un temple à la tolérance, bâtit la citadelle du fanatisme. Le champ clos fut préparé pour une des luttes les plus surprenantes de l’histoire. Tous les vents conspirent à enfler les voiles de celui qui accomplit un mandat divin. Ce qu’on fait contre lui tourne pour lui ; car ce qu’on fait contre lui, supprimant son rôle égoïste, le force à se replier sur son rôle sacré. Si l’œuvre de Salomon eût réussi, la force d’Israël se fût dissipée dans les orgies des jeunes fous qui entouraient Roboam ; il ne serait pas plus question d’Israël et de Juda que des petites royautés éphémères qui ont vécu et sont mortes dans les régions voisines. La hardie sécession des Joséphites détruisit la destinée vulgaire et assura la destinée transcendante d’Israël.

Jusqu’ici, en effet, l’histoire d’Israël n’a pas différé essentiellement de l’histoire des peuples de la même race et de la même région ; désormais cette histoire va entrer dans une voie particulière et qui n’a d’analogue chez aucun peuple. Les Moabites, les Edomites, les Ammonites, les Araméens de Damas, ont eu des David, et des Salomon ; aucun de ces peuples n’a eu de prophètes, du moins comme ceux d’Israël. Le peuple hébreu va se développer d’une façon qui n’appartient qu’à lui. Iahvé cessera bientôt d’être un dieu local ou national ; les prophètes le proclameront Dieu universel juste, unique. Le génie d’Israël fondera ainsi le culte pur, en esprit et en vérité. Et le monde éprouvera pour ces oracles étranges un attrait invincible. Fatiguée de ses vieilles chimères religieuses, l’humanité, dans mille ans, trouvera qu’elle n’a rien de mieux à faire que de s’attacher au principe obstinément proclamé par les sages d’Israël, d’Élie à Jésus.


ERNEST RENAN.