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cessions en Orient, en terre bulgare ou ailleurs. C’est là vraisemblablement tout le secret du voyage de l’empereur Guillaume II à Saint-Pétersbourg. Le nouveau souverain de l’Allemagne, en renouant de meilleurs rapports avec le tsar, va essayer de compléter la campagne diplomatique que M. de Bismarck poursuit depuis quelque temps déjà, qu’il avait engagée même du vivant de l’empereur Guillaume Ier. Il reste à savoir jusqu’à quel point ces calculs peuvent réussir à Saint-Pétersbourg, et dans quelle mesure ils concordent avec la politique, avec les intérêts des autres alliés que le chancelier de Berlin se flatte d’entraîner avec lui dans ses combinaisons.

L’empereur Guillaume II, on n’en peut douter, trouvera un accueil cordial et chaleureux à Pétersbourg, et ce ne sont pas les fêtes qui manqueront au nouveau souverain de la puissante Allemagne, au jeune cousin de l’empereur Alexandre III. Le tsar sera certainement sincère dans ses protestations d’amitié. La Russie ne s’est pas mise, qu’on sache, en hostilité contre l’Allemagne ; elle n’éprouvera aucune difficulté à renouveler, tant qu’on voudra, l’assurance de ses intentions pacifiques et conciliantes. Elle a déjà déclaré, l’hiver dernier, à l’ambassadeur d’Angleterre, comme on peut le voir dans le dernier « livre bleu, » qu’elle ne remuerait pas un doigt pour la Bulgarie. Elle n’est pas pressée ; elle attend patiemment, confiante dans sa force, armée des traités qui diminuaient ses victoires, qu’elle a subis et qu’on a violés contre elle, — également résolue à ne pas troubler légèrement la paix du monde et à ne pas livrer ses droits. Elle reste l’arme au pied sans menacer personne, sans souffrir d’être menacée, sachant bien que rien de définitif ne peut se faire sans elle dans les Balkans. Sa force est dans son indépendance et dans sa liberté. Quel avantage de plus a-t-on à lui offrir pour la tenter, pour la décider à modifier sa politique d’expectative indépendante ? En réalité, la Russie n’a aucun intérêt à sacrifier son rôle dans les affaires du continent pour la question bulgare, à se laisser immobiliser ou entraîner dans des combinaisons dont l’unique résultat serait de fonder la prépondérance exclusive et absorbante de l’Allemagne en Europe. Qu’aurait-elle gagné pour elle-même, pour sa propre sécurité, le jour où, à la suite de nouvelles victoires sur la France, le dominateur de Berlin resterait seul maître, exerçant sa toute-puissance sans aucun contrepoids au sud du continent occidental ? Ce n’est pas une affaire de préférence ou de sympathie pour la France, qui, après tout, est toujours au bout des calculs de M. de Bismarck ; c’est une affaire de prévoyance et de défense commune, sinon pour aujourd’hui, du moins pour demain. Il ne serait donc point impossible que l’empereur Guillaume, en obtenant à Saint-Pétersbourg toutes les assurances pacifiques, toutes les protestations d’amitié qu’il pourra désirer, ne réussît pas à lier la Russie plus que la Russie ne veut être liée. Il y a des chances pour que le cabinet de Saint-Péters-