Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs passions (ils n’ont guère d’idées, au moins d’idées abstraites), par un autre moyen, par le chant ! Ils sont les héros de nos opéras. Mais voyons-nous sur nos scènes lyriques des héros en redingote ? On ne se risque pas à nous en montrer ; pourquoi ? Parce que nous savons trop bien que nous ne modulons pas, d’ordinaire, nos désirs et nos aversions, nos opinions politiques et nos calculs financiers. Nous ne savons pas d’une façon moins certaine que nous ne parlons pas en vers : nous ne pouvons imaginer que nos semblables parlent autrement qu’en prose. Apparemment, cette difficulté que nous éprouvons, naguère on ne l’éprouvait pas. Les belles dames du temps de Molière admettaient sans y penser, indifféremment, que Célimène devisât en vers, et Dorimène en prose ; les bourgeois, que George Dandin se plaignît en prose, et Sganarelle en vers. Vous figurez-vous Célimare ou Perrichon poètes ? Froufrou, sans s’arrêter dix fois, allant jusqu’au bout d’un alexandrin ? Francillon pigeant avec Théramène, comme diraient les amis de son mari, et celui-ci interrompant avec art le récit de sa femme, — si toutefois il osait encore l’interrompre, — ayant soin de réserver le mot à effet pour la rime, qu’une cheville aurait annoncée :


Vous occupiez, monsieur, le cabinet dix-sept.
— Comment le savez-vous, madame ? Ce sans-gêne…
— J’ai donné de l’argent au sommelier..
— Eugène !


Pour le dire en passant, il y a dans le texte même de notre comédie de mœurs contemporaines une infinité de détails matériels sans lesquels nous n’aurions pas l’illusion de la vie et que la langue des dieux rendrait malaisément. M. Jourdain, tout homme du XVIIe siècle qu’il était, lorsqu’il demandait à Nicole ses pantoufles et son bonnet de nuit, « disait de la prose. » Et, dans ce temps-là, il arrivait rarement qu’on demandât ses pantoufles et son bonnet de nuit sur la scène ! A présent on les réclame, et bien d’autres choses encore, à chaque instant, pour prouver aux spectateurs que l’on dort et que l’on mange et que l’on boit comme eux. Il serait fâcheux, dans toutes ces occasions, que l’on fût obligé de dire des vers. C’est là que se produirait nécessairement « le vers pipelet » abhorré de M. Bergerat, le vers de mirliton, et de quel mirliton ! Douze syllabes de circonférence !… Quoi de plus déplaisant que ces riens pompeux ? — Mais, lors même qu’il s’agit d’exprimer sur le théâtre nos sentimens et nos idées, au moins le commun de nos idées et de nos sentimens, le vers n’y convient pas davantage. Ce n’est que pour un grand éclat de passion qu’il prête une force particulière à la pensée. Ainsi, dans Paul Forestier, le cri de Léa :


Mais insultez-moi donc ! vous en mourez d’envie !