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de « l’abracadabrance ? » — Prenez-y garde, nous touchons le nœud de la question.

L’art dramatique est, tout comme les autres, une imitation de la nature, et, particulièrement, de la vie humaine : le plaisir qu’il nous procure est celui d’un certain degré d’illusion ; c’est le plaisir d’un rêve qu’on sait presque tout le temps être un rêve. Pour que ce degré d’illusion existe, il faut, selon les pays et les générations d’hommes, que l’imitation soit plus ou moins rigoureuse. Ne comptez pas, pour déterminer le rêve, sur la convention. Des théoriciens, par une méprise qu’on s’explique à peine, ou par dilettantisme et paradoxe, ont coutume de la prôner ; elle est impuissante ici, par son essence même. Si je conviens avec vous que cet arbre unique représente une forêt, je sais donc que ce n’est qu’un arbre : il est impossible que j’imagine désormais que c’est une forêt. Il a pu tout seul me figurer une multitude, alors que je le prenais pour cette multitude, sans réflexion, sans acte de volonté, sans pacte l Mais s’il faut que je l’accepte pour signe d’une chose absente, c’est donc que je suis détrompé : comment serais-je trompa à nouveau ? Le moyen d’expression d’hier, je veux bien l’appeler convention aujourd’hui. Mais à l’instant même où la convention est reconnue, elle est aussi dénoncée : elle ne produit plus d’effets, elle est abolie.

J’ai choisi mon exemple dans l’ordre du décor, où il se trouvait, pour ainsi dire, palpable ; mais dans aucun ordre, au théâtre, il n’y a de convention qui vaille. Avec plus ou moins d’exactitude, encore une fois, selon les peuples et selon les temps, il faut que l’art dramatique imite la nature humaine en action : il faut qu’il la reproduise, telle que le spectateur la connaît ou l’imagine. Or, aujourd’hui, nous imaginons encore, nous imaginons sans peine et même sans effort que des personnages éloignés de nous dans la suite des siècles ou dans l’espace (Œdipe ou Nana-Sahib), des personnages, à plus forte raison, situés hors de la durée, hors de ce monde (ceux du Conte d’Avril et de Beaucoup de bruit pour rien), enfin des personnages séparés de nous dans la hiérarchie des classes et dans la distribution géographique des espèces sociales (des ouvriers citadins comme ceux de l’Assommoir ou des maraîchers de la banlieue comme « Nos bous villageois, » ne seraient pas à raisonnable distance ; des paysans provençaux, des matelots bretons, à la bonne heure ! ), nous imaginons que tous ces personnages, qui se trouvent distingués de nous et de nos voisins par le costume, peuvent parler en vers… Et pourquoi pas ? Il est assez vraisemblable que ces gens-là soient poètes : leur pensée est riche en images, leur vocabulaire en mots concrets. Et puisque les poètes, pour être entendus dans ce pays-ci, usent de syllabes à la douzaine et d’une périodique identité de sons, va pour l’alexandrin, va pour la rime ! Nous imaginons bien que ces mêmes personnages privilégiés expriment leurs sentimens,