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LE FOU DE FIRLEIOUWKA.

cours du monde que les enfans survivent aux parens. Nous ne pouvons pas comprendre le contraire ; c’est contre la nature, et cela nous fait douter de celui qui nous a créés. Le ciel vous en garde !

M. Serbratowitsch se tourna vers le jardin :

— Quelle matinée ! s’écria-t-il, quelle ravissante lumière ! quelle joie, quelle animation dans toute la nature ! On aime Dieu davantage en face d’un si beau spectacle. Je regrette beaucoup qu’Ermogène ne soit pas ici, mais il dort encore, et je n’ai pas le cœur de l’éveiller.

Pinkas Glanzmann monta sur son siège et saisit son fouet. La voiture avança tout à fait et je pris congé. Quand M. Serbratowitsch me serra la main, je ne pus qu’à grand’peine contenir mon émotion. Il parut s’en apercevoir.

— Vraiment, dit-il, on ne devrait jamais se séparer. Il est vrai qu’on se revoit toujours, malgré les montagnes et malgré les mers, ici-bas ou là-haut.

Son regard avait pris, tout d’un coup, une expression de visionnaire, où se manifestait une foi inébranlable, avec l’espérance sublime d’une autre vie.

Quand nous fûmes en route, mon cocher se tourna vers moi et me dit à voix basse : « Il a perdu sa femme, et ensuite son fils unique. À la suite de ces tristes événemens, son cerveau s’est déséquilibré. »

Je regardai en arrière malgré moi. Je contemplai encore une fois ce château gris, que le lierre avait presque complètement enveloppé de son tapis vert. Je le vis émerger des sommets élancés des arbres et des branches fleuries. Puis, tout à coup, il disparut derrière le rideau épais de la forêt dans laquelle ma voiture venait de s’engager. Un silence solennel régnait maintenant autour de nous, dans cette nature vierge où le soleil n’envoie que de rares rayons qui ont peine à se glisser, entre les troncs noueux, jusqu’aux verts tapis de mousse veloutée. Une légère mélancolie passait à travers les sapins où nul oiseau ne chantait, où aucune abeille ne bourdonnait.

Par la pensée, j’étais toujours à Firleiouwka.

« Sont-ce des fous ou des sages ? » me demandais-je.

Je ne sais, mais si ce sont des fous, du moins leur folie est beaucoup plus belle, plus sublime, plus touchante que notre triste sagesse.


Sacher-Masoch.