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REVUE DES DEUX MONDES.

Personne ne répondit.

— Ma vue baisse d’un jour à l’autre, dit-il tout bas, se parlant à lui-même, parce que j’ai trop pleuré.

— Voici M. Ermogène, dit Kajetan en montrant la chaise vide.

Un léger frisson me parcourut tout le corps.

— Mon cher Ermogène, dit Serbratowitsch, monsieur que voilà s’est réfugié chez nous pendant l’orage. Il arrive de Vienne, et pourra te raconter bien des choses. Donne-lui la main, Ermogène.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Est-ce que Serbratowitsch était réellement fou ? Le domestique l’était donc aussi, à moins qu’il ne se prêtât, par compassion, aux fantaisies de son maître.

Serbratowitsch servit son fils, et lui versa un demi-verre de vin. Tout en mangeant, il causait tantôt avec lui, tantôt avec moi. De temps à autre, le vieux domestique adressait aussi quelques mots à l’invisible.

Quand, après le souper, nous fûmes réinstallés dans le cabinet de travail, Serbratowitsch appela son fils et le fit asseoir à côté de lui, près de la cheminée, où était établi un coin de feu charmant, un peu dans la pénombre.

— Viens, mon enfant, viens ici, sur mes genoux, murmura-t-il, en enlaçant de ses bras son fils, qui était aussi loin de lui que l’étaient les étoiles du ciel.

— Vous allez penser peut-être que je le gâte, dit-il en souriant, tandis que Kajetan m’offrait un cigare et allumait une pipe pour son maître. Oh ! je puis aussi être sévère quand son bien-être l’exige ; mais cela n’est nécessaire que bien rarement. Il est si bon !

Le serviteur se retira.

Pendant quelques instans, un profond silence régna dans la chambre.

— J’espère que vous m’excuserez, dit Serbratowitsch. Il est habitué à ce que je lui raconte quelque histoire avant qu’il se couche. Mais je ne mettrai pas votre patience à une trop longue épreuve.

— Vous m’obligerez infiniment en vous conformant à vos habitudes, tout comme si je n’étais pas là.

Serbratowitsch rejeta la tête en arrière, regardant devant lui le vide.

— Écoute-moi donc, mon enfant. Il y avait un jour un tsar puissant sur les bords de la Mer-Bleue, qui possédait beaucoup de pays, beaucoup de sujets, de nombreux vaisseaux et une belle femme, mais il n’était pas heureux, parce qu’il n’avait pas d’enfans. Par conséquent, sa mauvaise humeur augmentait de jour en jour, et son empire en souffrait sous plus d’un rapport. C’était en vain que la tsarine tenait conseil avec des savans et des femmes d’expé-