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en tant qu’elle est omnipotente et personnifiée en un corps ou un homme. Il n’y a pas ici-bas de souveraineté absolue. Il n’existe pas de pouvoir qui ait le droit de tout faire. Est-il tolérable qu’une assemblée soit maîtresse de rétablir demain les lettres de cachet et les prisons d’état ? qu’elle puisse porter atteinte à la conscience et la violenter ? Ne me dites pas qu’elle en sera incapable. Connaissez-vous le résultat des élections prochaines ? Si l’omnipotence existe, où sera votre garantie ? Une institution sans contrepoids perd tôt ou tard son équilibre. Il n’y a de constitution réglée que celle qui crée le contrôle et pose des limites à la toute-puissance. Lorsque j’entends le fondateur d’une grande nation dire au pouvoir législatif : « vous ne voterez ni lois d’exception ni lois rétroactives ; vous ne toucherez pas à la liberté individuelle, vous ne légiférerez pas sur les matières religieuses, » et que je vois une cour suprême annuler la loi votée en violation de cette défense, je me dis que les États-Unis sont un peuple libre et que leur liberté possède une sanction.

Prétendra-t-on que le peuple américain ait moins de souci de ses droits que le radicalisme français ? Lisez son histoire et apprenez combien de fois depuis un siècle il aurait risqué de perdre cette liberté dont il est si fier, si sa souveraineté n’avait pas connu et respecté des bornes.

Il y a des heures décisives où l’imminence du péril doit stimuler tous les efforts. Nous nous occupons beaucoup, nous parlons sans cesse de l’instruction primaire. Tentons-nous ce qui convient pour développer l’éducation du pays ? L’ouvrier et le paysan français sont laborieux ; plus qu’en aucun lieu du monde, ils savent épargner. Ce sont de rares qualités bien propres à empêcher le découragement, et à réfuter d’avance les esprits légers qui parlent de décadence. Mais l’homme nouvellement instruit est présomptueux comme l’adolescent : il sait mal ou ne sait pas ; il aime les idées simples, et les adopte vite, parce qu’elles ressemblent à l’état de son cerveau. De là vient la propagande si rapide de l’école scientifique. Les radicaux n’offrent au peuple que des théories absolues et très claires, où n’entre rien de complexe : ils lui parlent sans cesse de ses droits et de sa domination, se servent de la phraséologie révolutionnaire pour exciter son orgueil et lui donner une si haute idée de lui-même que la toute-puissance lui semble seule digne de lui. La foule les entend à demi-mot, s’éprend d’eux parce qu’ils la flattent. Elle ressemble à un enfant qui agit avant de réfléchir. Nous ne serons capables de liberté que si nous parvenons, suivant un mot profond, à apprendre au peuple à réfléchir avant d’agir.