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droit, serait aussi chimérique et absurde qu’une société organisée sans lois. Elle deviendrait une démocratie avec des pouvoirs sans limites, exerçant, par le moyen de ses gouvernans, un universel despotisme… Alors, le gouvernement doit porter son vrai nom. Ce serait un gouvernement de tyrans, électifs il est vrai, mais de purs tyrans… Son caractère alternatif serait d’être un règne de terreur ou d’imbécillité. Il serait aussi corrompu que dangereux. » Qui s’exprime ainsi ? Un démocrate américain, qui explique, avec ces vues élevées, comment les auteurs de la constitution ont fait de l’indépendance du pouvoir judiciaire la pierre d’angle des États-Unis[1]. Voilà comment on fonde une République sur la notion du droit, et non en sacrifiant la magistrature aux intrigues des courtisans de la popularité.

Ni la chambre haute ni la magistrature ne sont l’objet des plus ardentes passions des disciples de Rousseau. Arrivons à ce qui deviendra pour ses héritiers le premier article de sa doctrine. Toute sa théorie de l’état repose sur l’unité. Par la souveraineté du peuple, il constituait déjà le despotisme. Par l’unité, il y aboutit avec cette logique impitoyable qui est la marque de son esprit « Les clauses bien entendues du contrat social, dit-il, se réduisent toutes à une seule : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale. » Ainsi l’état est armé d’un pouvoir sans limites ; en dehors de lui, rien n’existe ; tout vient de l’état et dépend de lui ; l’individu disparaît, plus de famille, plus de propriété. Il n’est pas une thèse du socialisme moderne qui ne trouve sa formule dans les écrits du philosophe de Genève. En ne reconnaissant à l’homme des droits que pour les absorber aussitôt dans la plus monstrueuse création qu’ait imaginée un politique, Rousseau ne se bornait pas à confisquer l’initiative et la personne même du citoyen, il attaquait directement l’homme dans ce qu’il a de plus intime, il prétendait régir la conscience.

Tout le mal, dit-il, vient du christianisme, « qui fit que l’état cessa d’être un. » — « Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal, et qui ait proposé de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais état ni gouvernement ne sera bien constitué. » Il veut créer une religion civile, il a trop de respect pour la tolérance pour obliger le citoyen à l’adopter ; s’il s’y refuse, il le « bannira, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. » Toute la théorie des religions d’état, des persécutions, des violences, sort de ces quelques lignes. Les auteurs de la

  1. Story, Commentaries on the constitution, n° 1612.