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L’Angleterre est devenue libre parce qu’elle a eu beaucoup de Mounier. La France n’a pu encore asseoir chez elle la liberté parce qu’elle a rencontré peu d’hommes de la trempe du député de Grenoble, et qu’elle a écarté les vrais et rares citoyens qui étaient animés de son esprit.


V

Comment la révolution, dont nous venons de lire le programme modéré, devint-elle en peu de temps si violente ? Les discours et les actes de 1788 étaient sages. Par quelle transformation toutes les propositions de 1792 furent-elles insensées ?

Ce n’est pas seulement là une question d’histoire : toutes les idées politiques qui depuis cent ans ont troublé le monde, toutes les maximes qui, aujourd’hui encore, sont le mot d’ordre de ceux qui montent à l’assaut de nos lois, ont été coulées dans un moule qui porte la même date. Il n’y a pas une des utopies, pas une des chimères menaçant l’existence des sociétés qui n’aient pris naissance, soit dans la Constituante, soit dans la Convention. D’où venaient-elles ? Comment, à peine aperçues avant la convocation des états-généraux, ont-elles éclaté soudain pour envahir en un instant le domaine politique ?

Des esprits absolus, des écrivains d’un rare talent au service d’une logique à outrance, ont été les premiers coupables. Habitués aux spéculations de la philosophie pure, ils ont traduit les besoins immédiats de la société en abstractions, en lois universelles tirées d’un droit primordial, sans se demander si l’homme qui souffre, mis en présence de théories si nouvelles, ne serait pas saisi d’une fièvre d’émancipation qui le porterait à tous les excès. Deux écoles se partagent le monde politique : l’une procède de l’histoire et respecte la tradition ; dans la voie qu’elle trace, elle décrit des courbes du plus large rayon et ne fait jamais d’angles. Pour assurer le succès de ses réformes, elle tient compte des élémens complexes qui composent les sociétés, ne s’arroge le droit de bouleverser ni les mœurs ni les usages d’un peuple. L’autre a la rigueur de l’esprit scientifique : elle soumet tout à l’analyse, accepte ou rejette les réformes, sans s’inquiéter du passé, sans mesurer le chemin qu’il s’agit de parcourir ; dans sa marche, elle ne craint ni les bonds ni les secousses : elle s’est formé un idéal auquel elle entend tout subordonner. Elle méprise ce qu’elle nomme les demi-mesures et dédaigne les atermoiemens. Elle prétend faire table rase du passé et tout reconstruire suivant une méthode géométrique.

De cette seconde école sont sortis tous les révolutionnaires : ils n’avaient pas osé se mettre en avant à la première heure ; lorsque