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fermentent encore en lui, alors que, depuis un siècle, il n’est plus question d’un droit féodal. Si quelque abus l’irrite, demandez-lui son remède : il vous parlera d’un maître. Interrogez un Anglais aussi peu lettré, il ne montrera contre l’aristocratie ni colère ni envie. Qu’un abus l’atteigne, il aura recours à une association formée pour le combattre et vous citera quelque lord qui se sera rendu populaire en la fondant.

Il faut que les théoriciens qui nient l’influence de l’histoire s’y résignent. C’est l’histoire, ce sont les précédens qui ont préparé de la sorte l’esprit français : il a toute une éducation à faire pour apprendre à user de la liberté ; il y parviendra, soyez-en sûr, avec le temps. En calculant les moindres périodes, en additionnant tous ses efforts entrecoupés, nous ne pouvons lui accorder plus d’un demi-siècle d’expérience. Qu’est-ce que cela dans la vie d’une nation ?

Qu’on ne parle donc pas de races incapables d’user de la liberté et de nations douées à leur berceau de tous les dons. Ce qui est vrai, c’est que l’histoire d’un peuple, la loi de son développement, ont favorisé en lui l’épanouissement de certaines facultés. L’Anglais a su être libre ; il n’a pas encore pu achever tout près de lui le travail de son unité. Son échec est tel, qu’après sept cents ans, il se décourage. Le Français n’a pas su se gouverner, mais il a su faire la France, l’organiser, l’administrer et se l’assimiler ; le peuple et le roi ont fait l’unité nationale. En présence de ces faits, comment nier que de l’éducation des siècles sorte l’aptitude des races ?


II

Est-ce à dire que le roi et le parlement aient toujours suffi à la nation ? qu’elle n’ait jamais conçu la pensée d’un contrôle ? Qui le croirait connaîtrait bien mal notre histoire. Les états-généraux, réunis d’époque en époque, ont en quelque sorte interrompu la prescription, en prouvant que les esprits éclairés voulaient participer au gouvernement et assurer à une assemblée périodique le vote de l’impôt. Le peuple les souhaitait comme un remède suprême dans les grandes crises. Le roi les accordait, et son édit provoquait une joie universelle. Les doléances affluaient de toutes parts. Les députés réunissaient leurs cahiers et leurs espérances. La royauté demandait des subsides, les obtenait en échange de promesses d’édits ; si les trois ordres menaçaient de se lier pour arracher une concession, il était facile de susciter quelque querelle qui empêchait l’accord, et la session était close. Commencée sous les plus heureux auspices, l’assemblée finissait trop souvent au milieu de la fatigue et des récriminations des députés.