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les gens du roi veillaient ; le parlement n’a pas déserté un seul jour son rôle de gardien des droits du roi. Il a créé, sous le nom du prince, l’idée de l’état ; il l’a défendue à sa naissance, il a travaillé à son développement, et le peuple, voyant son salut dans le patronage royal, a pris l’habitude d’invoquer contre les possesseurs de fief la justice souveraine. Les mœurs de la nation, à l’heure même où nous sommes, ne s’expliquent que par cette lutte de six siècles contre la féodalité. La passion de l’ordre administratif, de la centralisation, de l’égalité elle-même, est née d’une réaction contre la diversité des pouvoirs, contre la multitude des privilèges. Pour la noblesse, l’idéal était l’indépendance du fief ayant haute et basse justice. Le tiers voulait que tous fussent soumis comme lui à la justice du roi. Il se souciait assez peu de garanties ; n’était-il pas sûr du parlement ? A part quelques esprits distingués, penseurs et philosophes, nul écrivain sorti du tiers-état ne s’est plaint de la tyrannie royale.

Quand une nation formée de tribus guerrières a subi la forte discipline de la domination romaine, qu’elle en a reçu une si profonde empreinte qu’elle a pu s’assimiler les restes de l’invasion barbare et donner naissance à un empire organisé tel que celui de Charlemagne, que, morcelée de nouveau, elle a fait prévaloir par un effort ininterrompu les principes mal effacés du droit romain, et que du XIIe au XVIIe siècle, sans un jour de défaillance, elle a suivi le même dessein, elle est certes excusable, lorsqu’elle a accompli de si grandes choses, de n’avoir pas au même degré le sens de la liberté.

Ceux qui le lui reprochent ne cessent de lui montrer l’exemple d’une nation voisine. Toute l’histoire de l’Angleterre est tournée en sens inverse de la nôtre. Tandis que le peuple de France, conduit par le roi, montait à l’assaut de la féodalité, les Anglais, conduits par leur noblesse, attaquaient la tyrannie royale. La grande charte est la capitulation de la royauté devant la coalition des barons et du peuple. La durée de la lutte n’a pas été moins longue ni les effets moins décisifs : des deux côtés de la Manche, les coalitions ont atteint leur but et les caractères ont gardé la marque des passions héréditaires. Le Français, indulgent pour le pouvoir absolu, déteste la noblesse ; l’Anglais, dont toutes les lois portent la trace de la méfiance contre le pouvoir royal, dont la constitution a refusé au roi tout droit et ne lui a laissé qu’un prestige, l’Anglais a respecté jusqu’à notre temps son aristocratie qui lui rappelle ses luttes et son histoire. Les privilèges qui nous choquent ne le blessent point. L’inégalité lui a été d’un tel profit qu’il y voit, non une menace, mais une garantie.

Interrogez un Français ignorant de l’histoire, vous serez effrayé d’entendre ce qu’il vous dira de la noblesse, quelles haines