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Florence pour s’en acheter un habit de chambre, pour les nuits d’hiver qu’il passe à travailler. »

Il lui restait peu de nuits et de jours à passer. Avec sa grande amitié allait presque finir sa vie. Cette même année, au mois d’août, il avait fait un testament rempli de sentimens pieux. Il voulut dormir son dernier sommeil dans un couvent d’augustins, à San-Spirito, s’il mourait à Florence, à San-Jacopo, s’il mourait à Certaldo. Il léguait tous ses livres à son confesseur, fra Martino da Signa, moine augustin du couvent de San-Spirito. Les livres tant aimés devaient reposer sous la garde des moines. La paix était bien faite.

Le 21 décembre 1375, Boccace mourut. Ce fut une grande douleur. Le troisième flambeau de l’Italie s’était éteint. La fin du XIVe siècle était triste. Dante, Pétrarque, Boccace, Giotto, tous les hommes étaient morts, qui avaient, après dix siècles, revivifié l’antique gloire latine. On ne voyait pas encore poindre l’aurore du glorieux XVe siècle. On était à une de ces heures de l’histoire où tout semble fini.

Les hommes du XIVe siècle avaient semé une bonne semence, qui devait lever pour la gloire de leur pays et de l’esprit humain. Il faut suivre le chemin des œuvres de Boccace à travers les littératures européennes pour mesurer combien nous lui devons. Il me suffira d’avoir dégagé la physionomie et indiqué à grands traits l’histoire de sa vie. Je voudrais avoir servi au moins à détruire l’opinion vulgaire que beaucoup de Français ont de lui, le rangeant parmi les écrivains égrillards, non loin de Crébillon fils et du marquis de Sade. Je crois plus proche de la vérité l’image légendaire que se font de Boccace les paysans des environs de Certaldo. Il est demeuré à leurs yeux comme une sorte de sage et de sorcier, initié aux secrets de la nature et doué d’un pouvoir surhumain. Quand il sortait de sa maison et voulait traverser la vallée profonde, il jetait, par un geste, un pont de cristal d’un flanc à l’autre des coteaux, et marchait impassible au-dessus des hommes et de leurs demeures. C’est bien l’image de la poésie telle qu’il la concevait, arche immense jetée sur l’infini.

Est-ce tout à fait sa faute si nous ne le connaissons que par ses côtés les plus bas ? Ne faut-il pas s’en prendre à nous si nous ne savons pas le suivre sur son pont de cristal ?


HENRY COCHIN.