Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/405

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

glorieux maître, dit Boccace, m’a persuadé bien souvent, par ses avertissemens, de détourner mon âme de la jouissance des choses temporelles pour la diriger vers les éternelles. »

L’esprit inquiet de Pétrarque l’empêcha d’accomplir la promesse qu’il n’avait pu refuser à son ami. Au lieu de rester fidèle à l’Italie, pour laquelle il professait un amour singulier, il retourna à Avignon, qu’il prétendait détester. Les motifs de cette résolution sont mal connus. Parmi les principaux, on peut compter la méfiance que lui inspiraient ses compatriotes. Leur inconstance et leur perpétuel désir de nouveautés, qui fut, pendant deux siècles, l’éperon des artistes et des gens de lettres, étaient insupportables à un homme aussi sensible que Pétrarque. Il prévit qu’on l’accablerait de critiques après un engouement d’un jour. Ce qui s’ensuivit semble lui donner raison. En effet, apprenant qu’il leur manquait de parole, les Florentins, avec une précipitation qui fait peu d’honneur à leur générosité, rétablirent les décrets d’exil et de confiscation qu’ils avaient aboli dans leur premier élan.

Pétrarque ne revit jamais sa patrie, mais il resta l’ami de Boccace, dont la vie et le talent prirent désormais une direction nouvelle. Leur correspondance fut incessante, et les lettres qui nous restent n’en sont peut-être pas la centième partie. Pourtant les deux amis ne tardèrent pas à différer assez gravement d’opinion. Pétrarque repassa les Alpes au printemps de 1353, sans savoir aucunement où il irait ni ce qu’il ferait. Bien des villes et des princes lui offraient l’hospitalité ; il n’avait que le choix. Malheureusement, il passa à Milan, et comme il n’avait jamais bien su résister aux instances, et, pour tout dire, aux hommages, il se laissa arrêter par les Visconti, qui, comme tous les princes, estimaient à un très haut prix la gloire de le posséder. C’était tout justement le parti qui devait déplaire le plus aux Florentins. Boccace entra dans une grande colère patriotique, et écrivit à son ami, sous une forme allégorique, la lettre la plus violente et même la plus outrageuse. Il ne craignit pas de taxer de « crime » le séjour de Pétrarque chez l’implacable ennemi de sa patrie. Il attribua à son ami les motifs les plus vils, et osa lui appliquer la fameuse imprécation de Virgile contre « la faim maudite de l’or. »

Il est remarquable que ces invectives offensantes et hyperboliques n’amenèrent aucun refroidissement dans leur amitié. L’habitude d’exagérer sa pensée, venue des rhéteurs romains, avait ôté de leur force aux mots, et il ne faut pas juger de l’impression des contemporains par celle que nous ressentons. Bien peu de temps après cette violente querelle, nous retrouvons les deux amis adonnés à la plus paisible et cordiale correspondance.