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se trouvent mêlées aux aventures les plus licencieuses. Mais la morale même ne reste pas constamment pure. Ou plutôt il y a une morale de second ordre, à l’usage des jeunes gens audacieux et des femmes galantes. Dans ce code trop commode, la sévérité d’une femme envers un amoureux est un péché grave, puni après la mort dans un enfer spécial dont Cupidon tient la clé. Mais surtout on reproche à Boccace son penchant à l’obscénité ; il est de ces esprits qui cherchent leur plaisir sans choix. Griselda fait bien oublier Monna Belcolore. Mais quel mélange ! Et dans ce mélange, il faut bien le dire, si le bien tient la meilleure place, celle du mal est grande encore.

Il ne faut pas, peut-être, se prononcer trop absolument sur la décence des œuvres littéraires, ni se montrer très sévère pour la crudité de l’expression ; car, à ce sujet, les convenances du monde varient. Il est remarquable que Boccace en observe quelques-unes : ainsi il s’excuse de nommer une « culotte » devant des dames. L’instant d’après, il parle de tout et du reste. La plupart des auteurs du moyen âge paraîtraient bien crus si on les lisait. On les trouverait innocens peut-être au prix des immoralités bien voilées, qui, depuis cent ans et plus, sont dans toutes les mains.

Un éminent écrivain disait ici même naguère : « Un historien risque fort de s’abuser, lorsque, dans ses jugemens sur les hommes, il s’écarte de l’opinion moyenne des contemporains[1]. » L’opinion moyenne des contemporains ne fut pas défavorable à Boccace : les mœurs acceptaient une prodigieuse liberté de parler et d’écrire. Boccace fut assurément entouré d’estime et de considération. S’il ne souleva pas contre lui la société tout entière, il est clair cependant qu’il choqua quelques personnes. En effet, il se défendit fort vivement dans une des préfaces du Décaméron. Tout d’abord, comme tant d’autres, il repousse le reproche d’immoralité, parce qu’il ne prétend rien enseigner. Il veut qu’on le lise comme il écrit, « largement, » et sans « s’attacher étroitement à chercher les intentions de l’auteur. » Sa seule intention est d’amuser, et il écrit pour les oisifs : « Qui a autre chose à faire, fait une sottise de lire ceci. » Et voici ce qu’il déclare sans façon à ses lectrices : « Ayant à parler à de petites femmes ineptes, comme vous êtes, ce serait sottise d’aller à grand’peine chercher et découvrir des choses très exquises, ou de mettre un grand soin à parler avec mesure. »

Cependant est-il tout à fait moral d’écrire des histoires licencieuses pour l’ébattement des femmes légères et des hommes galans ? Boccace ne le prétend pas. Il professa et il crut toute sa vie

  1. Voir l’article de M. G. Valbert sur Ranke, dans la Revue du 1er août 1886.